La publication des Filles de Caleb a propulsé Arlette Cousture au premier rang de l’actualité littéraire des années 1980 au Québec. Son succès aussi soutenu qu’inattendu sur les listes de best-sellers a forcé l’intelligentsia littéraire à aller y voir de plus près, et s’est amorcée depuis une lente consécration de cette grande dame de la saga.
S’étant taillé une place unique dans le panorama de la littérature québécoise d’aujourd’hui, au confluent d’une large diffusion et de l’estime de ses pairs, Arlette Cousture persiste et signe des romans au souffle évident, où l’émotion émane de personnages plus grands que nature portés par des intrigues efficaces, où la face sombre de l’existence permet toujours à des êtres exceptionnels de se démarquer. Rencontre avec une créatrice inespérée dorénavant très attendue
Dans l’acuité du regard, on perçoit aisément chez Arlette Cousture l’œil attentif, curieux et d’une rigueur impitoyable qui est à l’origine des immenses fresques sociales que constituent Les filles de Caleb et Ces enfants d’ailleurs. La dame ressemble à son œuvre : précise, minutieuse, d’une envergure débordante, conteuse hors-pair.
Parmi les hypothèses visant à expliquer l’énorme fortune populaire des Filles de Caleb, l’une des plus en vogue repose sur les liens existant entre le roman d’Arlette Cousture et des filons bien connus de la littérature. En tête de liste, l’amour. Sans nier le fait qu’une partie de l’anecdote des romans, mais plus particulièrement les deux tomes des Filles de Caleb, repose sur l’intrigue amoureuse, l’auteure s’élève résolument contre tous ceux et toutes celles qui voudraient l’y cantonner : « Les filles de Caleb ont été souvent réduit à une histoire d’amour, alors que c’est bien au-delà de ça. Ce roman intègre une foule de choses et repose sur une documentation historique rigoureuse. Quand on me dit que c’est un roman à l’eau de rose, je m’insurge encore plus : c’est un roman très noir, d’une telle misère émotive ! Comment peut-on dire une chose pareille ! »
Après l’amour, le terroir et l’histoire
Réaction similaire lorsqu’on tente de ramener Les filles de Caleb à un roman du terroir : « Ce n’est pas un roman du terroir. C’est faux ! Les personnages de ce roman sont des gens qui n’aiment pas la terre. Une seule réplique dans tout le livre consent à faire l’apologie de la terre, et c’est lorsqu’Émilie constate qu’elle a méprisé la terre, alors que celle-ci contribue à la nourrir bien davantage que l’être aimé. Les filles de Caleb, c’était le Québec rural, les gens qui s’en allaient en ville. Pour moi c’est l’anti-terroir. Comme c’est un roman historique, et qu’à l’époque où j’ai situé l’action l’urbanisation n’était pas encore faite, il y avait 82 % de probabilités que je trouve mes personnages sur la terre plutôt qu’en ville. Ce n’est pas que je voulais faire l’éloge de la terre, c’est que c’est là notre histoire, et qu’il faut être conforme à l’histoire. C’est le Québec qui était terroir, pas Les filles de Caleb ! »
La recherche historique, c’est le dada d’Arlette Cousture, une historienne dans l’âme, qui aurait très bien pu choisir cette avenue professionnelle si elle n’avait pas opté pour les études en lettres. Ses romans ont été, du moins jusqu’à maintenant, l’occasion de rechercher les vestiges d’autres temps, de se plonger dans les encyclopédies et manuels historiques de tous ordres, de retracer l’iconographie des époques qui ont servi de toile de fond tant aux Filles de Caleb qu’à Ces enfants d’ailleurs. « Lorsque j’ai publié Ces enfants d’ailleurs, les gens ont dit : encore une saga ! Avant, j’étais dans l’herbe du pays, et avec Ces enfants d’ailleurs, je me suis retrouvée dans le tissu social ! Mais je ne considère pas que ce que je fais soit du roman historique. Ça, c’est Michener qui le fait. Moi, je fais un roman à toile de fond dans le temps, un roman qui se passe dans l’histoire. » L’histoire a beau être une toile de fond, Arlette Cousture n’en est pas moins rigoureuse dans les moindres détails des faits réels qu’elle évoque : « Ces enfants d’ailleurs, c’est un an de recherche, à deux. » Elle travaille les concordances de la manière la plus précise possible, réalisant de complexes tableaux synoptiques qui l’aident à éviter de s’égarer dans les anachronismes – tableaux qui l’ont rendue célèbre lors de son passage à l’Université du Québec à Montréal à titre d’écrivain en résidence. « Je mets toujours des balises, et j’ai toujours mes repères. Parce que les anachronismes, c’est facile de s’y faire prendre. On peut envoyer les gens en guerre le mauvais jour, et ça c’est grave. Ce genre d’erreur mine notre crédibilité. Je déteste les erreurs, même les plus petites. Une lectrice m’a écrit que j’avais fait une erreur sur un horaire de train qui allait en Abitibi. Ça m’a morfondue. Je suis très minutieuse. Je crois que j’aurais fait un bon moine ! »
La fiction avant toute chose
Mais Arlette Cousture n’écrit ni pour enseigner l’histoire, ni pour transmettre un quelconque message. Elle se perçoit comme une conteuse, et se méfie un peu de ceux qui affirment s’adonner à l’écriture parce qu’ils ont des choses à dire : « Je n’ai rien à dire, aucun message à passer, je veux uniquement raconter. Ce qui arrive lorsque le roman est lu, c’est autre chose. Mais ce n’est pas une fonction sociale. Moi, j’en ai contre le messianisme sous toutes ses formes. » Il s’agit indéniablement d’une positon dont elle ne saurait démordre ; lorsqu’il lui arrive de rencontrer des gens qui disent vouloir écrire, considérant avoir des choses à dire, elle se ferme comme une huître. « Si je demande à des gens quel serait le sujet de leur premier roman et que je m’entends répondre qu’ils veulent raconter leur vie, je dis O.K. Fini. Le deuxième, ça serait quoi ? Passez au deuxième, laissez faire le premier Il n’y aurait pas quelqu’un de passionnant autour de vous, quelqu’un qui fait des choses exceptionnelles ? Ou alors, par exemple, avez-vous croisé un jour un monsieur, au dépanneur du coin, qui est arrivé en bras de chemise et dont vous avez remarqué qu’il portait un petit numéro tatoué sur le bras, un numéro d’Auschwitz ? Ça, ça peut être un roman. Qui est-il, d’où vient-il, pourquoi ? Une multitude de flashes peuvent constituer des histoires en gestation, des amorces. »
Fascinée par l’écriture et ses mécanismes, et animée d’une vision bien à elle de la création littéraire, Arlette Cousture ne détesterait pas travailler de plus près avec de jeunes créateurs, et notamment enseigner la création littéraire. « J’adorerais ça. Je trouve que les gens ont souvent beaucoup d’illusions sur le métier d’écrire, sur la façon dont se passe l’écriture d’un livre, qu’est-ce qui arrive à partir de l’instant où vous avez une idée de génie, tout seul chez vous, comment ça se structure, comment ça se conçoit un roman. Il y a de grands idéaux, mais moi, je suis beaucoup plus terre-à-terre. »
Ne pas se cantonner
On l’associe aisément aux grandes sagas historiques, mais Arlette Cousture est loin d’y restreindre sa pratique d’écriture. Elle a écrit des nouvelles, notamment pour le magazine Le Québec littéraire, et récemment un conte pour enfants, Le rouge et le vert, dont elle assure aussi la narration sur cassette. Mais on oublie souvent qu’elle a remporté le concours d’œuvres dramatiques à Radio-Canada en 1979, écrit du théâtre pour enfants, et que son premier ouvrage publié est une biographie de Claude Saint-Jean, Aussi vrai qu’il y a du soleil derrière les nuages. En outre, l’auteure s’est éloignée de la saga pour écrire son plus récent roman, auquel elle a travaillé depuis 1990, et qui s’intitule J’aurais voulu vous dire William. Moins volumineux que les précédents, et sciemment plus recherché sur le plan formel, ce petit roman d’environ 200 pages, conçu pour « se faire plaisir », lui a parfois donné du fil à retordre. Autre élément important, dans J’aurais voulu vous dire William la question de la genèse d’un roman est traitée en filigrane, rejoignant la préoccupation de l’auteure d’analyser les mécanismes créateurs. Avec ce dernier roman, a-t-elle eu envie de sortir des chemins auxquels on voulait peut-être la limiter ? « Non, mais, paradoxalement, j’ai constaté après coup qu’il y avait quelque chose de très reposant, de beaucoup moins stressant à écrire autre chose qu’un roman historique. C’est certain que J’aurais voulu vous dire William, c’est autre chose, et que ça risque de toucher d’autres lecteurs. »
J’aurais voulu vous dire William, c’est l’histoire d’une écrivaine de contes pour enfants qui s’intéresse à un personnage énigmatique, William, décédé sans tambour ni trompette, et dont on lui dit qu’il s’agissait d’un génie ! Elle part donc à la recherche de l’âme de ce personnage et reconstruit le parcours de ce looser fantastique et évanescent à l’aide du peu qu’il reste de lui et de témoignages de ceux qui l’ont connu et méconnu. Roman de la solitude et de l’anonymat des individus dans la société, J’aurais voulu vous dire William se déroule dans une quelconque ville américaine où il y a de la neige, et son action est contemporaine.
Mais Arlette Cousture ne délaisse pas pour autant les sujets et la manière des dernières années, puisqu’elle travaille également à une suite de Filles de Caleb, dont la recherche est terminée depuis plus d’un an. « Je vais terminer le siècle avec Les filles de Caleb, où il sera question des filles des années 60, 70 et 80. On va voir les filles qui envisagent de nouvelles professions (le droit, la médecine, l’aviation), celles qui se retrouvent enceintes et vont se faire avorter aux États-Unis. Je vais couvrir la période qui va de la Révolution tranquille jusqu’aux Jeux Olympiques de 1992. Il y aura aussi des clins d’œil amusants, comme ce personnage qui fait de l’équitation et participe aux Olympiques de 1992 avec un cheval qu’elle va appeler Caleb ! D’ailleurs, l’amour du personnage pour les chevaux fait partie de tout le côté atavique des personnages, qui sera important dans ce roman. » Les filles et les petites filles de Blanche termineront donc ce véritable portrait des femmes dans le siècle, un pendant presque obligé, côté romanesque, de l’histoire des femmes au Québec. Arlette Cousture évitera cependant le narcissisme absolu, qui aurait consisté à mettre en scène ses protagonistes alors qu’elles visionnaient la série télévisée Les filles de Caleb ! « C’est non seulement concomitant, mais la série télévisée Les filles de Caleb a eu un tel impact au Québec qu’il est difficile de l’éviter. J’avais été scandalisée, durant la guerre du Golfe, qu’on prenne la peine d’annoncer que la série serait reprise le lendemain. Comment peut-on pleurer sur l’irréel alors que le réel est en train de se produire ! »
Les filles de Caleb, le roman autant que la série télévisée, ont laissé une trace indélébile dans l’imaginaire québécois. L’auteure a été la première surprise des réactions suscitées par son roman. « En écrivant Les filles de Caleb, je me disais que les féministes allaient détester ça. Finalement, je crois que dans l’ensemble, elles ont bien aimé. C’est évident que mes héroïnes sont des personnages qui s’assument, mais pour Émilie par exemple, il y a un second niveau : oui, elle s’est assumée, mais toujours en fonction des hommes. Elle a pu enseigner parce qu’un homme lui a dit qu’elle le pouvait, mais n’était pas en mesure de décider toute seule. » D’autre part, le roman présente une proportion énorme d’hommes qui sont dysfonctionnels, « ce qui est très cliché, d’ailleurs ! » souligne l’auteure.
Les plus belles réactions suscitées par ses ouvrages, c’est à deux lecteurs qu’Arlette Cousture les doit. Le premier l’a remplie de joie en témoignant d’une lecture qui était celle que l’auteure avait souhaité pour Ces enfants d’ailleurs, c’est-à-dire en percevant toute la dynamique du déroulement de l’action : « Ces enfants d’ailleurs, c’est vraiment structuré à la manière d’un thriller, et ce lecteur de rêve avait décortiqué tout le roman, chacune des répliques sur le mode de la déduction, en tentant de voir à quoi ça menait. Quelle joie d’entendre ça pour une auteure ! » L’autre témoignage est cette fois d’ordre plus émotif, et son auteur est carrément venu bouleverser Arlette Cousture : « Quelqu’un m’a abordé un jour, un médecin, pour me dire qu’il était alcoolique lorsqu’il avait lu Les filles de Caleb, et que l’image qu’il avait eu de lui en lisant le roman avait été si épouvantable qu’il a décidé de plier bagage et de changer de vie. Maintenant, il travaille avec Médecins sans frontières, il est sur tous les fronts dans le monde. Il m’a affirmé que sans Les filles de Caleb, il ne serait pas rendu là. Ça m’a beaucoup fait pleurer. »
L’accueil critique
Si la popularité considérable des romans d’Arlette Cousture lui attire de nombreux éloges de la part de ses lecteurs, elle génère en contrepartie une certaine méfiance des critiques et autres commentateurs d’événements littéraires. On n’a pas toujours été tendre lorsqu’on a qualifié le travail d’Arlette Cousture et s’il est un reproche que l’auteure est lasse d’entendre au sujet de ses livres, c’est bien la connotation négative que voient certains au fait que ses romans sont populaires. « Je ne suis pas une styliste et je refuse de l’être, c’est clairement un choix. Le fait de dénigrer cet aspect de mon écriture m’apparaît souvent comme de l’apitoiement de gens de chapelle, et moi je suis athée, je ne fais partie d’aucune chapelle. » C’est d’ailleurs ce style volontairement discret qui fait dire à quelques-uns qu’elle écrit des romans faciles : « Si mes livres sont faciles, qu’on essaie donc de faire de même ! Ce sont des livres très difficiles à écrire, d’une grande rigueur, et qui exigent une discipline énorme. Et je partage à ce sujet tout à fait l’idée de celui qui a dit : ‘Style is when the effort doesn’t show’. C’est tout à fait comme ça que je vois les choses. » Pas dupe pour deux sous, Arlette Cousture perçoit cependant très bien que le succès mais surtout l’impact de la publication d’un livre comme Les filles de Caleb puisse en déranger plusieurs : « Pour des gens qui ont travaillé toute leur vie avec un crayon, le phénomène des Filles de Caleb a certainement quelque chose d’un peu choquant, d’irritant. Mais j’ai un énorme respect pour un critique comme Jean Éthier-Blais, qui était auDevoir à l’époque, et qui devant l’ampleur du phénomène s’est dit bon, si les gens lisent ça, comme ils ne sont pas bêtes, il doit bien s’y trouver quelque chose d’intéressant. Alors il fait une lecture sérieuse, et conclut que oui, c’est quelque chose d’intéressant. » C’est d’ailleurs le commentaire de Jean Éthier- Blais qui a plus ou moins agi comme locomotive d’une nouvelle appréhension du phénomène par la critique. Aujourd’hui, Les filles de Caleb peut non seulement être lu pour ce qu’il est, mais aussi faire l’objet d’analyses plus pointues de la part des universitaires qui étudient la littérature, entrer au club très sélect des œuvres au programme des institutions scolaires, et même faire l’objet de mémoires ou de thèses universitaires.
L’accueil des femmes
On imagine aisément que les romans d’Arlette Cousture, mais surtout Les filles de Caleb, sont populaires essentiellement chez les femmes, les quelques données disponibles tendent d’ailleurs à le démontrer. Pourtant, lorsqu’elle a l’occasion d’échanger avec ses lecteurs lors des activités de promotion qui entourent la sortie de ses ouvrages ou dans les salons du livre, Arlette Cousture constate que les choses ne sont pas aussi limpides : « Le peu qu’il est possible de savoir sur mon lectorat tend effectivement à démontrer qu’il est surtout composé de femmes, mais principalement dans un premier temps. Très souvent, je dirais dans 50 % des cas et peut-être même plus, le livre se lit au masculin ensuite… par le conjoint. Après avoir perdu sa femme pendant une semaine, il veut voir pourquoi et va lire le livre ! »
Être lu par une majorité de femmes ne tient pas au fait et n’implique pas nécessairement que l’écriture soit plus sensible à la condition féminine. Sur la question d’une spécificité féminine de son écriture, Arlette Cousture est sceptique : « Je n’aime pas parler d’écriture au féminin ou d’écriture au masculin, pas plus que je n’aime parler de littérature pour enfants. Je n’aime pas les étiquettes. » Il reste qu’on a souvent évoqué, en parlant de ses ouvrages, la qualité de l’émotion qu’elle réussissait à transmettre. « Je pense que la littérature féminine, si elle est plus émotive, c’est peut-être parce que les femmes ont plus d’habileté à exprimer leurs émotions en verbe, avec des mots, en écriture. C’est tout. Je suis, personnellement, une personne très émotive. Est-ce que le choix de mes histoires est différent parce que je suis une femme… peut-être, mais il faudrait voir. »
Les surprises de la fabrication
Les filles de Caleb a été conçu, initialement, comme un seul roman, qui a dû être scindé ensuite, histoire de ne pas trop décourager l’éditeur ! « Les filles de Caleb occupait un seul tome dans ma tête, mais j’ignorais encore à l’époque l’envergure de mon souffle, si j’étais une sprinteuse ou unemarathonienne. Et j’ai découvert, ô, horreur, que j’étais une marathonienne. Il a donc fallu couper, mais où ? Ça a été une grande angoisse. C’est le genre de chose qui change beaucoup la structure d’un roman. La longueur, le souffle, le temps qu’on donne à un passage est très différent selon qu’il s’agit d’une anecdote qui fait partie d’un roman de 1500 pages, ou de la fin d’un roman de 500 pages. Quel questionnement ! Finalement, il m’est apparu logique de rompre à la rupture, et de débuter le tome 2 avec la réinstallation d’Émilie, avant de focaliser sur le personnage de Blanche. »
Tout aussi méticuleux qu’il soit, le travail d’écriture d’Arlette Cousture n’est pas sans générer son lot de surprises, et il semble que ce soient les personnages qui en constituent la principale source. « C’est évident qu’au départ, j’établis le cursus de chacun de mes personnages. Qui ils sont, où vivent-ils, quand, pourquoi sont-ils comme ça. C’est très important pour moi. La logique est très importante dans un roman. Quand je lis des entrevues de gens qui disent s’asseoir et commencer un roman sans savoir où ils vont aller, j’en ai mal au ventre, je les trouve tellement chanceux. Moi, je ne suis pas comme ça, c’est tout l’inverse. » Mais c’est sans compter sur l’effet romanesque, qui contribue parfois à ce que certains personnages transcendent la logique initiale. C’est une fois portés par le souffle du roman que les personnages atteignent la pleine mesure de leur potentiel, créant parfois des situations imprévues. « Si je sais d’où je pars et où je vais, et que je sais toujours comment un personnage va finir, le trajet, l’itinéraire qu’ils emprunteront peut s’avérer mystérieux. » On apprend ainsi qu’un de ce qu’Arlette Cousture nomme ses « faux départs » pour Les filles de Caleb présentait une version bien différente dudit Caleb que celle que nous connaissons aujourd’hui : « Le personnage de Caleb s’est tellement battu pour ne pas être ce que j’avais prévu ! Je m’orientais vers un personnage, on ne peut plus cliché, de père autoritaire, pas vraiment gentil, et qui ne dit jamais un mot. Mais j’étais incapable de l’écrire ! Et je me suis décidée à faire une entorse à mon programme, historique en quelque sorte. J’étais certaine qu’il y avait, à l’époque, des pères qui étaient fins, gâteux. Et je me suis dit pourquoi pas ? J’ai donc décrété que Caleb était comme ça, et du coup, ce personnage est devenu d’une bonne humeur ! ». Une autre façon qu’ont les personnages de faire des surprises à l’auteure, c’est de s’incarner alors qu’ils n’ont jamais été prévus. C’est ce qu’elle nomme les personnages-cadeau. « Dans la structure de base de Ces enfants d’ailleurs, il n’y avait pas de Schneider à Cracovie, pas d’Étienne au Manitoba ni de Florence à Montréal. Ils sont arrivés à un moment où manquait un faire-valoir, quelqu’un pour faire exploser les émotions, pour créer de la dynamique entres les personnages eux-mêmes. Ce sont des personnages spontanés, dont on pourrait dire qu’ils naissent par osmose et non par reproduction. »
L’écriture comporte intrinsèquement pour Arlette Cousture un côté paradoxal : les auteurs doivent s’isoler pour accomplir leur travail, mais en même temps être à l’affût constant de ce qui se passe dans « le vrai monde ». « Je suis d’une indiscrétion épouvantable avec les gens. Je crois qu’il faut écouter énormément les autres quand on pratique ce métier. Si quelqu’un me dit que son chum vient de la laisser, je veux savoir comment elle se sent, alors que je devrais compatir ! Même chose lorsque je vais chez le dentiste. Je veux connaître les choses les plus agréables et les plus désagréables de la vie d’un dentiste. J’essaie de tout creuser. Je veux profiter de chaque personne qui passe, et quand je me retrouve dans une rame de métro, je sens très bien tout ce qui m’échappe, et ça m’énerve. Je me sens flouée ! »
L’écrivaine et les autres
Arlette Cousture, outre les lectures qu’elle effectue dans le cadre de la préparation de ses romans, lit surtout pour se détendre. Les genres qu’elle affectionne le plus dans cette perspective sont lesthrillers, les nouvelles et les biographies. Elle apprécie particulièrement Henri Troyat à ce chapitre : « Parce qu’il est à la fois sérieux et accessible. Romancier et biographe, Troyat met toujours du parfum, de la couleur dans ses biographies, ce qui les rend extrêmement agréables à lire. Son Raspoutine est très intéressant, mais j’ai aussi lu avec énormément de plaisir les ouvrages qu’il a consacrés à Verlaine et à Zola. »
Au chapitre de l’environnement littéraire d’Arlette Cousture, on ignore souvent que sa famille a croisé la destinée d’une grande écrivaine alors qu’Émile Cousture, le père de l’auteure, s’est lié d’amitié avec Gabrielle Roy lorsque celle-ci est arrivée au Québec. Décédé avant d’avoir pu répondre à la demande d’entrevue de François Ricard, qui a signé une biographie de l’écrivaine publiée l’automne dernier, Émile Cousture a fréquenté Gabrielle Roy à la fin des années 30, l’a aidée à trouver de l’emploi, et c’est dans sa famille que l’écrivaine a passé ses premiers Noëls québécois. « C’était elle le grand écrivain dans la famille. On avait évidemment chez nous Bonheur d’occasion, ainsi que plusieurs autres livres dédicacés à Émile. Et quand j’avais 16 ans et que je disais vouloir être écrivain, mon père me disait de me calmer, que la place était prise ! »
Arlette Cousture a néanmoins persévéré dans sa vocation et sa détermination a fini par porter fruit. Figure désormais aussi médiatisée qu’incontournable du monde littéraire québécois, Arlette Cousture ne se lasse pas du plaisir de raconter. Au passé, au présent, en deux cents pages comme en mille, au Québec, en Pologne, ou dans n’importe quelle ville américaine où tombe la neige, ses récits foisonnent de personnages incarnés et sensibles, aux prises avec les hauts et les bas de la petite comme de la grande histoire. Il ne faut surtout pas nous priver, elle et nous, du plaisir réciproque qu’ils procurent.
Au moment de la parution de cette entrevue, Arlette Cousture avait publié :
Aussi vrai qu’il y a du soleil derrière les nuages, Libre Expression, 1982 ; Les filles de Caleb, t.1, Le chant du coq, Québec / Amérique, 1985 ; Les filles de Caleb, t.2, Le cri de l’oie blanche, Québec / Amérique, 1986 ; Ces enfants d’ailleurs, t.1, Même les oiseaux se sont tus, Libre Expression, 1992 ; Ces enfants d’ailleurs, t.2, L’envol des tourterelles, Libre Expression, 1994.