De son propre aveu, Jean Pierre Girard n’a que très peu de certitudes. Quelques-unes cependant traduisent tout à fait sa vision de la littérature : les mots nous précèdent ; le texte appelle son genre ; l’homme est plus petit que l’auteur qui est plus petit que l’œuvre. Et aussi : si vous voulez connaître quelqu’un un tant soit peu, ne lui demandez pas de parler de lui.
Des affirmations qui ont ouvert la voie à un long entretien ch’reux et souvent joyeux où il a été question des ouvrages de l’écrivain québécois. Cinq recueils de nouvelles (dont le tout dernier, J’espère que tout sera bleu, publié au printemps 2003), un essai, Le tremblé du sens, (lancé à l’automne 2003), des chroniques de voyage en Westfalia avec sa fille Aurélie (parues dans Le Devoir à l’été 2001 et rassemblées sous le titre L’Est en West), et un premier roman, Les inventés. Sans compter les textes de tous genres pour la radio, les journaux et les revues. De sa posture d’écrivain, de l’autofiction, de son projet dit desDonneurs dont il vous parlera et de cet autre baptisé La Cathédrale, qui s’érige lentement, du romanesque, de Kundera et de tant d’autres choses, nous avons également pu parler.
Nuit blanche : Depuis 1990, vous avez publié cinq recueils de nouvelles : votre façon d’aborder, de travailler la nouvelle a-t-elle changé en cours de route ?
Jean Pierre Girard : J’ai l’impression que rien n’a bougé par rapport à la phrase. Qu’on parle de nouvelles, de roman ou d’autres genres, je crois avoir la même éthique de travail, je pourrais dire la même obsession, ou le même souci. Mais un texte appelle son genre, et c’est beaucoup plus cette exigence-là, ce respect-là que je tente de préserver. Ce que je peux remarquer, cela dit, c’est que ça prend de plus en plus de temps avant qu’un recueil me satisfasse. Il y a eu deux ans entre le premier et le deuxième, un an entre le deuxième et le troisième, mais quatre années avant Haïr ? et six autres avant J’espère que tout sera bleu. Sans assécher l’imaginaire, disons que la publication de 70 textes, 70 univers différents, entraîne une sorte d’impôt chez le scripteur, je suppose.
Vos recueils sont thématiques : comment les construisez-vous ?
J. P. G. : Il faut d’abord que chaque texte se tienne debout seul. Au bout d’un certain temps, je vois se dégager des parentés entre certains d’entre eux. Dans J’espère que tout sera bleu, par exemple, deux enjeux me semblent majeurs : l’espérance et l’amour. J’ai la minuscule qualité d’être patient face à un texte : pour qu’un recueil vaille la peine d’être publié, ça peut donc prendre des années. Et la publication d’une première version en revue permet une distance avec le texte ; on peut alors entreprendre une réécriture un rien plus claire, plus lucide. Si le texte seul est une chose, le texte en recueil soulève d’autres motifs, répond à d’autres nécessités, atteint une autre amplitude. La réunion des textes en recueil signifie autre chose que la succession de nouvelles isolées, et c’est peut-être pour cette raison que le recueil de nouvelles est si difficile à « critiquer ». En fait, on critique généralement des recueils comme on le fait des romans : l’histoire est ici, ceci raconte cela, cette nouvelle-là est meilleure que l’autre, etc. C’est évident qu’on rate le projet critique, dans ces cas-là.
Vous avez déclaré, dans une autre entrevue, que l’écriture d’un roman vous paraissait fade jusqu’à ce que vous vienne l’idée de Cathédrale romanesque dont Les inventés constitue la fondation. Fade, vraiment ?
J. P. G. : Un roman m’a toujours paru quelque chose de fini, ou qu’on se figure terminé. On a embrassé le monde. Cette illusion de ma part (erronée ; j’inventais du sens) était trop soumise à une certaine conception de l’architecture, de la construction, peut-être de la durée, pour m’attirer, ou pour générer le désir, donc le travail. L’idée de la Cathédrale, le rêve d’une structure plus vaste, a permis mon entrée dans l’écriture du roman. D’y entrer afin de m’y perdre, et donc de découvrir. C’est assez vaste pour que je puisse rencontrer l’inconnu, la déraison, en fait ce que je viens faire sur terre, ni plus ni moins – qui se rapproche davantage de ce que j’ignore que de ce que je sais. La Cathédrale offre de l’espace, de l’air, de l’amplitude. Je peux m’y déployer mieux, et risquer de mieux me connaître, aussi.
Il ne s’agit cependant pas d’une suite ?
J. P. G. : Hors de question. Figurez-vous l’œuvre d’un peintre qui installe ses tableaux sur une gigantesque murale et qui tente, de cette façon, d’offrir un regard sur la condition humaine – la référence à la Cathédrale est assez claire. Ça donne quelque chose de limité, évidemment, mais de très vaste aussi. Comme un gamin qui sortirait de la garderie et découvrirait un terrain de football. À l’extérieur de chaque roman, il reste un espace de liberté totalement inconnu. Qu’est-ce qui va se passer avec Le tonneau des Danaïdes ? Je ne sais pas. Qu’est-ce qui va se passer avec Fort de toi (d’autres titres de la Cathédrale) ? Je ne sais pas. Quelque chose se construit, mais sans être une suite, un rappel de l’un à l’autre, ou une longue saga torturée. J’ai l’impression que chaque roman correspond davantage à une des choses que je veux explorer, comme homme. Ces choses que je saisis mal. Dans Les inventés, c’était notre parole, notre responsabilité individuelle. Les putains du Père Noël, sur lequel je travaille, s’oppose à la rectitude, à la prétendue « bonne manière » de faire les choses, alors qu’existe une infinité de bonnes manières, qui mènent aussi au « Bien ». Fort de toi, je sais que c’est le roman d’amour que j’écrirai – une amie me disait : « Mais tout roman n’est-il pas un roman d’amour ? » Elle avait bien raison.
Qu’est-ce qui déclenche le goût d’écrire, le processus de création ? Comment naît un texte ? Par un titre qui nous apparaît en raccrochant le téléphone ? Une image ? Un mot ? Une idée ?
J. P. G. : « Le goût d’écrire », dites-vous. Qu’est-ce que c’est ? Toutes vos suggestions de réponses sont bonnes, et aucune d’elles ne me convient. Pour moi, écrire est une question de disponibilité à ce qui veut se dire, que ce soit par la charge esthétique d’un titre, un souvenir inventé, le parfum d’une femme, un son, votre rire. Les mots étaient là avant nous, ils nous survivront, et ils possèdent le pouvoir prodigieux de conférer une réalité à ce qui nous habite. Ils confèrent une forme. Dans cet ordre-là des choses, j’ai l’impression que j’ai bien peu d’imagination, et l’inspiration, je ne sais pas ce que c’est. L’intuition que j’ai, c’est que le texte était là avant moi ; il n’est pas à écrire, il est antérieur à moi, mais dans un état illisible. Mon travail en est un de dépoussiérage, comme j’essaie d’en parler dans Le tremblé du sens. Cet illisible qu’on arrive à rendre lisible en y travaillant. C’est une conception qui a le terrible mérite de me remettre à ma place, en terme d’humilité. Ce n’est pas un talent brut qui se déploie ; c’est juste un talent simple, et la patience de retrouver la forme ancienne, puis de l’amener au jour, pour qu’elle soit lisible d’abord pour moi – c’est le phénomène de l’écriture – et ensuite, si j’arrive à me persuader que ça possède une certaine valeur ou une parcelle d’universalité, de la rendre accessible à d’autres. Donc, distinction entre écrire et publier. On écrit pour soi, et on publie parce qu’on essaie autre chose, vers quelqu’un.
Néanmoins, il y a des idées dont vous voulez parler ?
J. P. G. : Je suis assez réfractaire à l’idée de ramener les enjeux d’une œuvre de fiction aux obsessions ou aux quêtes de l’auteur. Ce qui ne veut pas dire que l’œuvre de fiction ne s’en charge pas, au contraire, mais si c’est un essai que je veux écrire, je n’ai qu’à trouver une tribune et à le faire. Si on veut donner notre vision du monde ou renverser un gouvernement, on s’assoit autour d’une table de cuisine, on s’engage dans un parti politique, on s’oppose à un certain ordre du monde, on clame, on jette au sol les statues quand on l’estime nécessaire, et tout ça est très bien. Nécessaire. Mais je suis réfractaire à cette vision du travail de fiction parce que je sais que, très rapidement, la fiction est contaminée par nos prétendues certitudes à son propos, par ce que nous croyons, pensons, souhaitons. Ainsi, c’est malheureusement l’artiste lui-même qui empêche l’art, la fiction, et leurs bouleversements, d’advenir. C’est lui qui scie la branche sur laquelle il s’est réfugié. Mes idées, d’ailleurs, je les trouve insignifiantes si je les compare à la puissance de ce que peut charrier la fiction, et mes idées possèdent en plus le défaut de venir obstruer la source de ce qu’il est possible d’entrevoir, par la fiction. Je parle ici de l’ironie, de la déraison romanesque, du bouleversement volontaire, de la découverte de ce que nous ignorions de nous. Souvent, on va chercher dans une œuvre de fiction ce qu’on va chercher dans le Télé 7 jours ou aux nouvelles de TVA. Or si la fiction, le narratif, le romanesque portent une vertu, c’est de nous apprendre quelque chose de nouveau. Une œuvre de fiction est une intention de connaître, pas un manifeste à propos de ce dont nous sommes sûrs. La mort du roman est dans sa prétendue fonction. Sa survie, sa vie magnifique, est dans ce qu’on lui permettra d’accomplir à l’extérieur de ce qu’on attendait de lui.
On cherche ce qu’on sait qu’on va trouver et on cherche aussi beaucoup, et de plus en plus il me semble, les traces de l’auteur, l’autobiographique.
J. P. G. : La distinction entre la vie de l’auteur et la vie des personnages, j’y tiens. Car la déraison et ses présents ne peuvent advenir dans ce que vous connaissez de vous-même. Dans Les testaments trahis, Milan Kundera – un des écrivains vivants les plus intelligents, je crois, qui ose réfléchir à ce qu’est le romanesque au XXIe siècle – suggère non seulement que l’écrivain doit effacer ses propres traces, mais que si le lecteur cherche les traces de l’auteur dans le livre, il réussira à en trouver, et qu’il ne trouvera conséquemment pas celles du romanesque. Le romanesque peut agir sur nous, et aider à la compréhension du monde en nous faisant voir des choses qui ne sont pas encore nommées. Mais lui en laissons-nous encore le loisir ? Kundera en parle, Rushdie, Scarpetta aussi dans Pour le plaisir. Ce que la fiction a légué de plus beau au monde, c’est la distance, la relativité. Le romanesque n’est PAS un procédé photographique du monde. Si on le lit à l’extérieur de cette ironie-là – donc si on le prend au sérieux en recherchant, par exemple, les paramètres de vérité autobiographique dans le texte – on se prive de ce qui peut venir nous bouleverser, on se prive aussi des solutions qu’il propose. Vous saviez que nos facultés cognitives, selon les dernières études très très scientifiques, sont développées à environ sept pour cent de leurs capacités ? On devrait peut-être permettre à l’inconnu de nous guider un peu plus. Prendre ce pari.
Est-ce pour cela que vous détestez tant l’autofiction dont vous parlez dans L’Est en West et ailleurs ?
J. P. G. : Écoutez : détester, non. Je ne déteste pas, j’observe, et je vois comment cette mode est une plaie, c’est tout. Mais je le vois comme un témoin, comme un écrivain. Ce n’est pas plus grave, ontologiquement, qu’à ce moment de l’Histoire où le roman, conjugué à l’invention de Gutenberg, a écarté la légende et en a fait un genre quasi obsolète. Cela dit, l’autofiction est une admirable supercherie. On est dans la même atmosphère de façade que la télé-réalité. Probablement que ce que je lui reproche le plus, c’est de s’opposer à ce dont on vient de parler : la déraison. En arriver à penser, voire à croire, qu’il y a dans l’autofiction un iota supplémentaire de « vérité » ou de réalité à tout ce que l’ordre de la fiction transporte, je trouve que c’est non seulement présomptueux, mais également tellement triste. Affirmer détenir un savoir réel sur ce qu’on désigne, ce qu’on nomme, ce qu’on écrit, c’est tout, sauf de la déraison, de l’abandon, de l’errance et de l’exploration. C’est le gouffre de la certitude, sa folie, et ça n’a pas grand-chose à voir avec l’écriture et sa dérive. On avance avec des craintes et des doutes ; on arrête avec des certitudes. Dans ma posture d’écrivain, je ne suis entraîné que par la profondeur de mon ignorance à propos de ce que je vois : une immense surface de clarté dans laquelle je ne discerne rien. Et c’est parce que je ne discerne rien que j’y vais, sinon ça ne m’intéresserait pas. Le grand danger avec l’autofiction, comme j’essaie de le dire dans L’Est en West, est qu’on s’habitue à une certaine atrophie de notre capacité d’imaginaire – d’où nous vient la majorité de nos solutions, de notre progrès, de l’avancement de l’humanité. L’autofiction nous invite à nous contenter d’un seul des deux ordres du monde. Précisons : je crains l’autofiction, elle me rend triste, mais je n’en ai pas contre ceux qui s’y prêtent. Ce sont là deux choses différentes, qui n’ont d’ailleurs rien à voir avec la qualité de l’écriture. Certains trouvent dans cette démarche-là une définition de leur propre mise au monde. Je trouve cela dangereux, mais ça leur appartient.
Aurons-nous toujours besoin de la fiction ?
J. P. G. : Autant que de réalité. C’est comme inspirer et expirer. Nous sommes vraisemblablement dans cette oscillation de l’histoire où on penche davantage vers le « réel », l’autofiction, la prétendue réalité, mais on n’a pas moins besoin de fiction. De toute façon, vous savez, on prend le Journal de Montréal, on voit une photo de Céline Dion ou de Caroline Néron et « on se figure » ce qu’elles sont, on s’invente des choses à leur propos. C’est notre invention qui prime, qui vient nourrir. On peut persister à appeler ça du réel, mais c’est nous qui construisons ce réel. Tenez, je vais vous raconter une histoire qui n’est pas dans Le tremblé du sens. Le personnage de Frankenstein est très présent dans Les inventés, fondateur même. Mais comme écrivain, je me suis donné le mandat de fournir à Freinkie Justras, le narrateur, un mythe récent sur lequel je ne pouvais pas l’informer. Cette nécessité se jouait entre la fiction et moi. Eh bien, sur la tête de ma fille, je jure que je n’ai jamais lu le roman de Mary Shelley. Jamais. C’est de ça dont il s’agit quand je parle de déraison, de bouleversement, de pari, ou du risque du romanesque. Pour essayer de voir ce que la fiction charrie, il fallait que je me désamorce moi-même, que je désamorce ma propre connaissance. Ne pas contaminer le texte avec mon propre savoir, afin que ceux qui débarquent dans ce roman aient les coudées franches. Si je n’avais pas fait ça, c’est l’arrêt de mon écriture que je risquais. Si j’avais considéré que la fiction ne pouvait plus venir bouleverser ma vie, je me serais racheté une moto et c’est tout : on n’est pas obligé d’écrire. Mais la fiction était là, preuve de vie, opérante, et je crois qu’elle m’a repêché.
Avant Les inventés, vous avez écrit d’autres romans, non publiés. Vous n’en étiez pas satisfait ?
J. P. G. : Je le suis à peine quand je les publie, alors Mais non, je n’étais pas satisfait. Et puis, il faut avoir l’audace de faire ses gammes. Ça me prenait des fondations, j’ai lancé des lignes sur des pages – une rame de papier est aussi solide qu’un bloc de ciment, vous savez. Ça fait partie non pas de l’apprentissage mais de quelque chose qui se développe dans la durée, dans le temps. Deux ou trois années de notre vie, c’est quoi ? Évidemment, tu dis ça à quelqu’un de vingt ans, il te répond que tu es malade, mais tout de même, deux ou trois ans, ce n’est pas très long pour se laisser descendre, emporter ou recouvrir tiens, par la déraison romanesque Je crois d’ailleurs que, depuis six ou sept mois, grâce au romanesque, au narratif, je commence doucement à apprendre à vivre. Littéralement. Cette relativité nécessaire, cette reconnaissance du caractère ironique qui vient s’opposer à la gravité, à l’aspect lourd de la vie. Le romanesque me donne une leçon, m’amène à appréhender les choses autrement, m’aide à aimer aussi.
Dans un article paru dans Lettres québécoises, Francine Bordeleau vous associait à une certaine émergence d’une écriture au masculin. Sentez-vous que votre écriture fait partie d’une telle mouvance ?
J. P. G. : Je me sens en dehors de cette éventuelle, et belle, lecture-là. Ce n’est pas que je ne veux pas en faire partie. Peut-être y suis-je ? Tout le monde tente de dégager une direction, des paramètres Je ne me retrouve pas là-dedans et je ne tente pas d’écrire en tenant compte de cette lecture, parce que j’aurais l’impression de condamner les possibilités de l’œuvre de fiction avec mes minuscules avis sur tout et sur rien. Les possibilités de l’œuvre, ses virtualités, que je ne maîtrise évidemment pas. Si je travaillais dans ce sens-là, en mon âme et conscience, je crois que ce n’est pas de la fiction que j’écrirais. J’écrirais des essais, des articles, je voudrais faire porter au texte un message, forcément le mien, issu de mes croyances, de mes idées. Mais ce qui est touchant, toutefois, c’est de voir qu’on peut déceler un sens ou une mouvance. Je trouve ça imaginatif, plein de vitalité, d’accomplir ces liens-là, et d’en dégager un sens. Ce qui est dangereux, c’est d’arriver avec une lecture déterminée d’une œuvre car c’est à ce moment qu’on la disqualifie, qu’on empêche la fiction de nous emporter ailleurs. Avez-vous lu « Le Donateur » (dans J’espère que tout sera bleu) ? Depuis des années, un des frères (le plus âgé) apporte des livres à l’autre (le plus jeune) qui, lui, est seul à savoir qu’il ne les a jamais lus. Ça ne l’empêche cependant pas de faire ses commentaires sur les livres en question, de leur donner du sens. L’aîné, tout content, se dit souvent : « Ah ! c’est vrai ???? Je n’avais pas vu ça comme ça ». Ce que je dis, moi, n’est « qu’une » des visions possibles de l’œuvre, bien assise parce que j’essaie de ne pas raconter n’importe quoi, certes, mais d’autres peuvent y apporter des dimensions différentes. D’ailleurs, arrêter le sens de la littérature, ou vouloir arrêter le sens, tout court, ni plus ni moins, c’est la voie de l’extrême droite ; la certitude d’une connaissance à imposer.
De donateur à donneur, on se rapproche de l’activité d’écriture publique que vous avez mise sur pied à Joliette. Quelle place occupe-t-elle dans votre démarche d’écrivain ?
J. P. G. : La question des « Donneurs »ne s’adresse pas vraiment à l’écrivain ; elle s’adresse à l’homme. Et j’ai toujours cette perception que les affaires du gars viennent voiler celles de l’écrivain, qui elles-mêmes voilent celles de l’œuvre. Cela dit, j’ai ce désir de faire en sorte que la littérature cesse d’être cette espèce de tour d’ivoire dans laquelle les gens ont peur d’entrer, dont ils ont peur de s’approcher. Au cœur des « Donneurs », il y a le don, essentiel. Ça peut être par notre travail, qu’on donne, ça peut être par notre acharnement, notre rigueur, notre douceur, ou par les mots que nous avons mis 25 ou 30 ans à apprivoiser. De la gratuité, il y en a partout en nous ; laissons-la prendre le vent, se répandre. C’est cela qui est au cœur des Donneurs. Et elle est tout à fait visible, cette gratuité, complètement bonne et féconde. C’est dommage de se rendre compte que, dans notre société, ce soit souvent vers 40 ou 50 ans que les gens commencent à saisir les vertus du « lire » comme un aidant naturel. Ça pourrait se passer beaucoup plus tôt, ou du moins être favorisé beaucoup plus tôt. Ça prend beaucoup de temps avant que les gens commencent à vraiment sentir qu’il se passe quelque chose dans le littéraire, qu’ils sont là chez eux. Le livre n’est pas la maison de son auteur ; c’est celle de son lecteur. Je les aime infiniment ces écrivains qui viennent donner une journée pour aider d’autres personnes à écrire. Voir s’installer cette magie entre un écrivain et une dame qui n’ose pas le regarder dans les yeux mais qui s’approche tout de même, et voir les deux se mettre à parler 20 minutes, sans écrire… Ça fait deux ans que j’organise l’activité à Joliette, et continuer de le faire dans des lieux auxquels où l’on ne s’attend pas à voir un écrivain – dans un magasin de chaussures, à la pharmacie, chez les fleuristes, etc. – possède quelque chose qui correspond au don ; on se rapproche de gens qui autrement continueraient de penser que la littérature est une affaire d’extraterrestres à laquelle ils ne comprennent rien. Les écrivains qui y ont participé, d’ailleurs, sont souvent surpris de ce que ce don leur apporte. Je me souviens de Jean-Paul Daoust qui aidait une fillette de huit ans à écrire un poème aux chaussures Yellow, de Guillaume Vigneault qui guidait une dame pour sa demande de subvention, d’Andrée-A. Michaud chez une amie fleuriste, qui écrivait des mots d’accompagnement pour des bouquets, de Stefan Psenak, au Jean-Coutu du centre-ville, qui cherchait des rimes en « our » pour la chanson country d’un monsieur Ou de Louis Hamelin au bar St-Bernard, avec des mécaniciens. C’est inoubliable un don pareil. Les Donneurs remettent l’écrivain au cœur de la cité, dans ses rôles : écrire et donner.
Cette tentative de rapprochement, de dialogue, n’est-ce pas un peu dans la même veine que vos chroniques parues dans Le Devoir qui ont donné naissance à L’Est en West ?
J. P. G. : Des choses se ressemblent là-dedans, vous avez raison ; des nécessités qui viennent rendre les frontières du littéraire poreuses pour moi. À vingt ans, j’ai supprimé le trait d’union entre mes prénoms parce que je sais être, comme homme, ce trait d’union. Je suis un passeur, une courroie. Et je suis fier de ça, c’est vraiment ma fierté, loin au-dessus de mes livres. Je veux montrer à ma fille qu’elle est responsable d’appeler la joie et de répandre son sourire sur le monde, car s’il est vrai qu’un battement d’aile de papillon ici peut entraîner un ouragan là-bas, il est vrai aussi qu’un sourire ici peut éviter une guerre là-bas. Et je donnerai ma vie, sans aucune hésitation, afin qu’Aurélie n’ait pas à affronter les démons qu’il me revenait à moi de vaincre. Passeur.
Jean Pierre Girard a publié :
Silences, nouvelles, Prix Adrienne-Choquette, L’instant même, 1990 et 1994. Complicités, collectif, PAJE/Stop éditeurs, 1991 ; Espaces à occuper, nouvelles, L’instant même, 1992, 1993 et en format de poche, 1999 ; Léchées, timbrées, nouvelles, L’instant même, 1993 ; Haïr ?, nouvelles, L’instant même, 1997 ; Les inventés, roman, L’instant même, 1999 ; L’Est en West, chroniques, Québec Amérique, 2002 ; J’espère que tout sera bleu, nouvelles, Québec Amérique, 2003 ; Le tremblé du sens (apostille aux Inventés), essai, Trait d’union, 2003.
EXTRAITS
« Je me suis dit,« Vivre est notre seule chance. D’après moi, il y a trois sens à cette phrase ; prenez le deuxième à partir de la gauche. Elle est épinglée sur ma planisphère depuis quatre ans, et aujourd’hui je vous l’offre parce que ni les phrases ni les idées ne sont des propriétés exclusives, comme l’invention des brevets nous a poussés à le croire. Vivre est notre seule chance, et apprendre est sans doute la seule façon de vivre. (Prendre et être pris, bien sûr ; donner et recevoir, évidemment ; aimer et être aimé, à qui le dites-vous, mais tout ça, toujours, précédé par : apprendre à.). »
L’Est en West, p. 123.
« Simple suggestion en ce qui concerne les blessures – les coups, éraflures, bleus ; au coude, au doigt, à l’âme, n’importe. Aurélie apprend lentement. Le truc ne marche pas chaque fois, c’est vrai, mais chaque fois ça nous rebranche sur le sourire, cette pompe à vie. Fais battre ton cœur dans ta douleur, Aurélie. Tu ne peux pas éviter d’avoir mal, mais tu peux choisir comment. Avoir mal en pleurant, en regardant les étoiles, en souriant, en riant, et ça c’est à toi ma belle. Essaie de localiser le point de ta douleur, le genou disons, et va faire battre ton cœur dans ton genou. Dans quelques années, tu iras faire battre ton cœur dans ton cœur. Il ne sera jamais tout seul. »
L’Est en West, p. 144.
« J’espère que dans ces décombres, dans toute cette crasse au sol, les yeux des êtres seront demeurés lumineux, j’espère que l’eau dormante se sera transformée en banquise le temps que se liquéfient nos innombrables craintes, j’espère que pendant tout ce temps de l’attente et de l’ignorance, il y aura eu avec acharnement des enfants, et j’espère que tout sera bleu. Mais je sais qu’alors encore, au-delà des vices et des incendies, à côté de nos erreurs, par-dessus nos trahisons, nos carapaces, nos silences et nos cris, loin devant la raison et très très loin devant le temps qu’il m’aura fallu pour apaiser mon étrange rage, je sais qu’alors encore, mon amour, dans les vents et les eaux je t’aimerai. »
« Patience», J’espère que tout sera bleu, p. 15.
« ‘L’humour : l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale et l’homme dans sa profonde incompétence à juger les autres ; l’humour : l’ivresse de la relativité des choses humaines ; le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude. Mais l’humour, pour rappeler Octavio Paz, est la ‘grande invention de l’esprit moderne’. Il n’est pas là depuis toujours, il n’est pas là pour toujours non plus.’ (Milan Kundera, Les testaments trahis, p. 47) Encore aujourd’hui, une pensée pour Rushdie, qui ne dort jamais au même endroit. ‘L’humour n’est pas là pour toujours non plus’… L’intégriste ne s’esclaffe jamais. Ou en tout cas, pas de cet endroit qu’on appelle l’ironie (qui est d’ailleurs le premier matériau du romanesque, et le rempart de ma propre fin). L’intégriste ne rit que de ce qui a été décrété drôle. Demain le XXIe siècle. J’ai encore peur. Mais, le romanesque. Quelle puissance. »
Fragment du 01.05.96, Le tremblé du sens, p. 70.
« Les doutes, la crainte de perdre ma dernière main, la certitude de ne plus mériter aucune des Lisa de ce monde, et celle de ne plus faire confiance à qui que ce soit. Me réfugier en Afrique, en Asie du Sud-Est, saisir l’esprit des machines jusqu’à pouvoir en vendre, comprendre les gens jusqu’à savoir mentir, sourire, deviser, tergiverser, inviter au bar, rouler, courir, ergoter. Fuir plutôt que détester davantage, fuir depuis si longtemps, et décamper d’ici afin que vous ayez mal, vous aussi, peut-être afin qu’au-delà de mon mal, quand vous le ressentiriez enfin, je puisse à nouveau vous étreindre, je n’en sais rien. »
Les inventés, p. 263.
« Rêvez d’accoucher d’un personnage crédible qui s’écrierait, comme s’il s’agissait d’une trouvaille : ‘Je n’ai jamais su, auparavant, ce qu’aujourd’hui j’ai écrit !’ Réalisez avec consternation que l’écriture devance effectivement ce que vous savez de vous, qu’elle vous permet de mettre la main dessus en quelque sorte, que oui, c’est vrai, c’est le mot finalement jeté sur la feuille qui appelle le prochain, mais maintenant, on fait quoi ? Rigolez jaune à l’idée que le thème du numéro spécial de la revue branchée (thème enfin arrêté mais qui de toute façon importe peu) sert votre propre cause – comme si l’univers venait vous rencontrer sur le parapet avant que vous ne transformiez un bachelier vaguement altruiste en travailleur autonome ou un cas-de-pont virtuel en fait divers sur une colonne. Admettez que si ce n’est pas là un autre coup du sort, bigre, vous n’y connaissez rien. Admettez que Paul Piché a raison dans le refrain de L’escalier. »
« Manuel d’abandon ( ?) de carrière ( ?) », Espaces à occuper, p. 39-40.
« Dans le congélateur de la chambre froide, en haut et à gauche, dans un bac, trois paquets de cubes de bœuf, un rôti, deux poulets, quelques tartes de sa mère à elle, du pain, des petits fours qu’il adorait ; elle s’est mise très tard à la cuisine, mais elle aime beaucoup. Dans le fond du congélateur, à droite, son corps à lui, dépecé. D’abord les pieds, au fond, ensuite les bras et les mains, dans l’autre sens, à côté des dix doigts bien alignés entre deux boîtes de sardines. Au-dessus, les jambes, l’une coupée juste sous le genou, l’autre exactement sur la rotule, dommage, mais il se débattait encore, puis un gros morceau, le torse, tout près de la tête rasée. Dans un premier Tupperware scellé, les cheveux ; dans un second, les ongles. Dans un gros sac en plastique épais, à gauche, toujours dans le fond du congélateur, les viscères, organes, tripes et autres restants mous, baignant dans un lac de sang gelé. »
« L’Ordre des choses », Léchées, timbrées, p. 42.
« Je lui ai raconté une histoire pour que naisse un lieu entre nous. Voilà. Et peut-être aussi, je peux l’avouer maintenant, afin qu’elle raconte à son tour cette histoire – modifiée par elle – à quelqu’un qui habiterait son cœur. J’entretenais au creux de moi ce bizarroïde espoir. Ce n’est pas ce que j’appellerais de la plus grande intelligence ni de la plus haute honnêteté. Je désirais être dans ce conte. Pas vraiment, je veux dire, pas vivant dans le conte, à la manière d’un personnage, non, plutôt une source qui y coulerait sans s’arrêter, même l’hiver. Un cumulus dans un ciel imaginé. »
« L’éclair blanc », Silences, p. 131.
« Vous lancerez encore ensemble des tas de fadaises, et le seul détail que vous omettrez, vous, c’est la nature de l’horreur que l’autre femme a laissée en vous, et qui gruge désormais, jour après jour, une part plus considérable de votre être, de votre sang. Cette gangrène, ce pus immonde, cette mort, vous ne les lui décrirez pas. Vous abattrez l’innocence. Qu’on ne vous demande pas pourquoi. Et ce sont les plus pures, les couvées, les très espérantes, qui seront vos premières victimes. Qu’on ne vous demande pas pourquoi. Viendront ensuite les autres, plus meurtries, plus aguerries aussi – comme cette femme hors du monde, si belle, si rayonnante, ce soir, qui a manifestement souffert plus que sa part –, qui tenteront avec vous un autre essai, parce qu’elles veulent croire à l’amour, à la paix, à la vieillesse paisible, à la part de bonheur, ces femmes pour lesquelles vous ouvrirez sans broncher les portes de votre tombeau. Vos muqueuses se frotteront aux leurs, et elles leur offriront la certitude de la mort. »
« Le fossoyeur », Haïr ?,