Dans le monde de plus en plus spécialisé qui est le nôtre, les carrières ouvertes sur des horizons multiples se font rares. On parlait autrefois d’humanisme, on parlera plutôt aujourd’hui de polyvalence.
Or, curieux paradoxe de notre temps, si le terme est à la mode, la vertu qui pourrait, qui devrait le sous-tendre, semble bel et bien se perdre. Et le regard que l’on porte sur le monde, forcément, s’en trouve affecté : linéaire, à sens unique, sans guère de nuance, trop souvent. D’où le plaisir que j’ai éprouvé à rencontrer, dans le cadre du Festival Metropolis Bleu de Montréal, en avril dernier, Jean-Christophe Rufin, un homme dont les livres, ainsi que la vie, sont l’incarnation même de ce que nous pourrions appeler un nouvel humanisme.
Jean-Christophe Rufin, médecin spécialisé en psychiatrie et en neurologie, est également, pour notre bonheur à tous, écrivain. Né en 1952 à Bourges, en France, il est le petit-fils d’un médecin déporté à Buchenwald pour avoir caché des résistants en 1940. Un demi-siècle plus tard, ce sera dans le travail humanitaire que le dévouement de Jean-Christophe Rufin prendra forme. Il sera directeur médical de l’Action internationale contre la faim de 1983 à 1985, puis il s’engagera dans le mouvement Médecins sans frontières, dont il sera l’un des pionniers, en plus d’assumer la vice-présidence de l’organisme de 1991 à 1993.
Épris de justice, soucieux de mettre au service d’autrui ses connaissances et son énergie, Jean-Christophe Rufin se donne corps et âme au service humanitaire, mais cela ne suffit pas ; d’autres élans l’habitent : les mots. Et l’on ne se surprend guère, dans ce contexte, à le voir faire son entrée – remarquée – sur la scène littéraire avec un livre qui allie ses deux passions : Le piège humanitaire, paru en 1986. Passionné, certes, mais aussi critique, comme en témoigneront ensuite de magnifiques romans à saveur historique, où les rapports demeureront toujours teintés du désir de s’ouvrir à l’autre et, dans un même continuum, de l’aider, mais cela toujours sans complaisance, voire avec humour – belle façon justement d’exprimer à la fois le respect que lui inspire le travail humanitaire et un doute en somme fort salutaire.
Les romans historiques alterneront avec des essais, qui reprendront le thème de son premier livre, la critique-passion de l’humanitaire. Ils paraîtront à un rythme qui laisse pantois, quand on sait qu’entre-temps l’auteur continuera de vaquer à ses nombreuses tâches (auxquelles il faut ajouter celle de l’enseignement, l’écrivain étant maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, dont il est diplômé). Précisons en outre qu’à titre de médecin, Jean-Christophe Rufin est intervenu dans les opérations de maintien de la paix dans lesquelles s’est engagée la France, tant en ex-Yougoslavie qu’au Rwanda, et qu’il a accepté plusieurs mandats à titre de chargé de mission et de conseiller auprès de ministres et de secrétaires d’État de son pays.
Mais revenons à la littérature, car il faut bien préciser que non seulement les ouvrages dont nous venons de parler ont touché un large public, mais ils ont toujours été fort bien accueillis par la critique (l’un ne va pas toujours avec l’autre, on le sait), et le plus souvent primés. Jean-Christophe Rufin reçoit en effet successivement le Prix Jean-Jacques Rousseau, le Prix Méditerranée, le Prix Goncourt du premier roman, le Prix Erwan-Bergot, le Prix Interallié et, enfin, le Prix Goncourt 2001 pour sa fresque historique Rouge Brésil. Une carrière littéraire remarquable qui lui vaudra en outre d’être nommé chevalier des Arts et des Lettres.
Son œuvre comporte donc des essais politiques : Le piège humanitaire, L’empire et les nouveaux barbares et L’aventure humanitaire ; aussi bien que des romans : L’Abyssin, Sauver Ispahan, Les causes perdues, Rouge Brésil et, enfin, tout récemment, Globalia. Des ouvrages aussi riches en enseignement qu’efficacement écrits, cela valant tant pour les essais que pour les romans, et tant pour les romans historiques que pour son dernier titre, qu’il considère comme un roman historique à l’envers, tout en concédant que d’aucuns – y compris des nouveaux lecteurs brusquement rajeunis – y verront essentiellement de la littérature d’anticipation (à la Orwell, précise-t-il, et il est vrai que l’on retrouve dans Globalia l’oppression orwellienne, Big Brother étant cependant remplacé par un danger plus sournois : l’aveuglément et la paresse intellectuelle de la société de consommation, et une dictature des droits de la personne poussés à l’extrême).
De l’individuel au collectif
Jean-Christophe Rufin ne s’en cache pas : il écrit vite, le matin de préférence, et l’hiver seulement (l’été, il a mieux à faire). On ne voit pas d’ailleurs comment il pourrait en être autrement. Car s’il a cessé de faire de la clinique, il continue tout le reste, établissant par ailleurs entre ses nombreuses activités un lien évident. Même si c’est parfois par l’absurde ! Il expliquera par exemple que si le médecin doit s’attarder à éliminer les détails superflus du récit d’un malade pour ne garder que l’essentiel, c’est-à-dire le symptôme qui le mènera au diagnostic, l’écrivain, lui, omet d’indiquer le symptôme ou de diagnostiquer le mal pour broder autour du non-dit et laisser le lecteur créer à sa guise le personnage. Il dira aussi que, comme l’humanitaire, la littérature est le prolongement de notre relation à l’autre, mais dans la mesure seulement où le geste refuse d’être didactique. L’humanitaire didactique devient en effet vite moralisateur ou militant, cessant par conséquent d’être humanitaire (Rufin ne croit pas naïvement à la neutralité, mais il a aussi appris à ne pas s’enflammer devant le militantisme facile, prônant plutôt l’intervention d’urgence, indispensable mais forcément limitée, sans excès d’états d’âme) ; tandis que la littérature didactique cesse aussi d’être de la littérature, pour devenir souvent pamphlétaire, réductionniste, avec bien peu de place pour le jeu et l’émotion. Notons enfin la parenté que Jean-Christophe Rufin établit entre l’expérience collective et l’expérience individuelle : si l’arrivée de Villegagnon dans la baie de Rio (Rouge Brésil) n’est qu’un petit événement ponctuel mettant en scène un personnage aux prises avec ses drames personnels, son élan et sa folie, cela devient peu à peu le cœur d’une fantastique saga collective sur la présence française au Brésil, tranche de l’histoire d’ailleurs bien mal connue des historiens. L’absence d’information devenant ainsi le moteur de l’élan créatif, et l’individuel menant au collectif par le biais même de cet élan créatif. Rufin comparera par la suite ce processus au sentiment qu’il a pu ressentir lorsque, jeune médecin en service militaire, il se retrouvera coopérant (et combien impuissant) à la maternité de Sousse, en Tunisie : petite expérience individuelle déterminante qui le mènera au collectif, et à l’utopie. Une utopie philanthropique qui n’est cependant pas naïve, on l’a vu. Elle est plutôt du même type que celle que le lecteur retrouve dans Rouge Brésil, dans Globalia, dans l’ensemble des œuvres de Rufin en fait, où toujours, précisément, l’individuel rejoint le collectif, dans un même désir de s’approcher de l’autre.
Entre l’errance et la sagesse
Dans cette foulée, voyons le roman sans doute le plus emblématique de Jean-Christophe Rufin, et aussi le plus beau, si on me permet une telle subjectivité. C’est un roman où, dans un cadre historique encore une fois truculent et au milieu de scènes d’un pittoresque à la limite du caricatural, l’auteur nous dessine des portraits de personnages attachants toujours, mais à la fois hésitants, maladroits, incompris, ou se comprenant bien mal eux-mêmes ; humains en somme et, il est important de le préciser dans le monde bien sérieux qui nous entoure, jamais dénués d’humour.
Le roman a pour titre Sauver Ispahan et raconte les aventures assez extraordinaires de l’apothicaire français Jean-Baptiste Poncet en Perse au début du XVIIIe siècle, quelque vingt ans après un mémorable voyage qui l’avait mené du Caire à l’Abyssinie, dont fait état le roman précédent de Jean-Christophe Rufin, L’Abyssin. Notons que ce personnage, comme c’est le cas de la plupart des personnages historiques des romans de Rufin, a bel et bien existé, selon les dires de l’auteur lui-même, et tel que confirmé par mon Nouveau Larousse illustré, édition 1904, où Poncet se prénomme cependant Charles-Jacques plutôt que Jean-Baptiste – à quoi Rufin, tout sourire, opposera la licence d’écrivain, cela précisément qui lui permet de s’éloigner de la réalité historique pour passer de l’individu au collectif, de l’histoire au jeu littéraire. Ce Poncet, donc, aventurier dans l’âme et apothicaire de son métier, aurait ainsi parcouru le monde à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, en particulier l’Égypte, l’Abyssinie et la Perse, justement, où il a vécu à l’époque des Safavides, dont la capitale était Ispahan, ville qui allait, comme nous le raconte le roman, bientôt tomber sous la force de l’invasion afghane. Mais quoi qu’il en soit de ce personnage historique un peu nébuleux, faisons plutôt place à la fiction, car c’est bien de cela qu’il s’agit (la fiction ayant l’avantage de faire dire aux personnages ce que l’on veut bien qu’ils disent).
Disons d’abord que de Montesquieu à Nietzsche, en passant par Borgès, sans oublier les amateurs de miniatures, de tapis et de caviar, ce n’est pas d’hier que la Perse fascine l’Occident. Je pense en particulier ici aux deux grands poètes persans du XIIIe siècle, bien connus des lettrés : Hafiz, le sédentaire mystique, en quête d’un rapport étroit avec Dieu ; et, à son opposé, Saadi, le bohème, le voyageur amoureux, léger et fébrile. Deux poètes qui à eux seuls incarnent les confins des tourments et des élans de l’homme. Or, Jean-Baptiste Poncet, héros du rocambolesque roman d’aventures qu’est Sauver Ispahan, me semble magistralement incarner ces deux poètes. D’un caravansérail à l’autre, d’une tribu féroce à un marché d’esclaves, l’apothicaire, qui voit sa route parsemée de moult dangers, rencontres et méprises, est, comme Saadi, un voyageur impénitent, un chantre de l’errance et de l’éphémère. Mais à la fois, tout à fait dans l’esprit de Hafiz, il cherche le sens des choses, aspire au calme et à la sagesse, et souhaite en quelque endroit serein pouvoir un jour s’installer et être non seulement heureux, mais utile. Belle opposition, à l’image des anciens poètes persans, mais aussi – devrait-on s’en étonner ? – de Rufin lui-même, qui, au-delà de l’aventure romancée, de l’action et de la réflexion humanitaires, pose en fait dans sa vie de tous les jours, comme dans ses romans et ses essais, les mêmes questions. Le parallèle entre son personnage et les deux grands poètes de Chiraz étonne d’abord quelque peu notre auteur, puis le séduit, car au fond c’est bien entre ces deux pôles, la quête et la sagesse, l’errance et la force d’âme, que se situent les aventures de Poncet, et les carrières de Rufin.
Le sens de la limite
Dans Sauver Ispahan, Jean-Christophe Rufin brosse ainsi, outre un tableau historique certes en bonne partie inventé mais non moins précis, un portrait saisissant d’un étranger au service d’autrui dans un pays qui s’écroule. Le contexte historique et les personnages qui y évoluent permettent en outre l’incarnation de valeurs à la fois universelles et propres à toute communauté ; et les détails des voyages et des aventures de Poncet en Russie, en Arménie, en Géorgie, en Afghanistan et bien sûr en Perse – tout aussi captivants que ceux auxquels l’auteur nous avait habitués dans L’Abyssin – nous tiennent en haleine tout au long du roman. Or si cela en soi est remarquable et témoigne d’une œuvre unique, l’essentiel ne me semble pas là. Car ce qui séduit plus que tout chez ce fabuleux (mais pas incroyable pour autant) Poncet, au-delà du plaisir très net que l’on peut ressentir à le suivre dans ses folles aventures, réside plutôt, au-delà même des oppositions qui nous rappelaient les anciens poètes perses (et à l’instar de ce que l’on retrouvera chez leur pendant occidental probable : Don Quichotte), dans le sens de la limite, qui n’est pas sans contribuer à l’humour et à la parodie qui se dégagent aussi du texte, qui peut également être grave et essentiel. C’est en effet tout ce qui pousse l’humain vers des destins extraordinaires qui est ici en jeu : le désir de repousser les frontières de tous types, de se surpasser, d’aller au-delà de soi et de ses rêves les plus fous.
Notons aussi, en corollaire, un éloge un peu curieux à première vue – comme un pied de nez de l’imaginaire à la réalité, ou de la littérature à l’histoire – mais qui en somme va dans le même sens : l’éloge du mensonge. Donner vie à ce qui n’existe pas, disaient bien les anciens Perses, c’est, comme le souligne le narrateur de Sauver Ispahan, la source du génie, des conquêtes, de la religion, de l’amour, de la poésie. Et créer des mondes éphémères, des rêves, des contes, c’est aller au-delà des choses et des êtres, c’est multiplier nos vies.
Le voyage comme ultime limite, et les merveilleux mensonges qui le tissent, voilà des raisons bien suffisantes pour succomber aux charmes de Sauver Ispahan. Surtout que, dès le titre, le jeu commence : Ispahan ne sera pas sauvée, bien sûr, elle aussi succombera.
Saluer l’autre
Tous les livres de Jean-Christophe Rufin se prêtent ainsi à un nombre incalculable de lectures. Tous allient une histoire fascinante et de nombreux angles d’observation et niveaux d’interprétation. Surtout, tous parlent de dépassement, de projection de soi, de rapport à l’autre.
Dans ce cadre, le grand mérite de Jean-Christophe Rufin, outre le plaisir de lecture qu’il nous procure, est sans nul doute de nous faire réfléchir aux questions fondamentales de notre temps. Car en cette ère de déchirure et d’intolérance, l’autre est peut-être à la mode mais il ne séduit guère, trop souvent, au-delà de son apparat. Et pendant qu’étrangeté et nationalisme se livrent quelque guerre illusoire, n’y a-t-il pas lieu de s’interroger : ces paysages de partout, ces visages, ces façons d’être, ces béances fragiles et brèves, n’est-ce pas plutôt convergence que différence ?
Et s’il est vrai qu’une chose n’est exotique qu’aux yeux de l’étranger – c’est-à-dire de qui veut bien l’être –, alors soyons plutôt voyageurs qu’étrangers, et fuyons l’immédiat pour le plaisir combien plus réjouissant de connaître l’autre.
Peut-être ainsi nous rappellerons-nous ces jours où l’ailleurs nous avait semblé si près, la similitude si loin. Car au-delà des frontières, les paysages qui nous habitent, qui nous remuent et nous emportent, s’appelant et s’interrogeant les uns les autres, ne sont-ils pas ceux que l’on crée, parfois familiers, d’autres fois non, chacun nous invitant à nous éloigner à jamais de l’exotisme, pour nous rapprocher enfin de l’autre ? La différence, s’il en est, venant alors peut-être davantage d’une attitude, sinon d’une simple humeur, que de la géographie.
Jean-Christophe Rufin a publié, entre autres :
Le piège, Lattès, 1986 ; L’aventure humanitaire, « Découvertes », Gallimard, 1994 ; La dictature libérale, Lattès, 1994 et « Pluriel poche », Hachette, 1995 ; Économie des guerres civiles, « Pluriel poche », Hachette, 1996 ; L’Abyssin, Gallimard, 1997 et Folio, 1998 ; Sauver Ispahan, Gallimard, 1998 et Folio, 2000 ; Les causes perdues, Gallimard, 1999 ; Asmara et les causes perdues, Folio, 2001 ; L’empire et les nouveaux barbares, Lattès, 2001 et 2002 ; Rouge Brésil, Gallimard, 2001 et Folio, 2003 ; Globalia, Gallimard, 2003 et 2004.
EXTRAITS
Ils marchèrent ainsi cinq jours, de village en village, et atteignirent enfin le gros bourg de Grefim, noyé dans l’ombre des palmiers, couvert de fleurs et de fruits, goyaves, grenades, avocats et oranges. Des perroquets et des oiseaux de couleurs vives séjournaient dans le couvert et succédaient agréablement aux affreux vautours qui avaient été, dans le ciel, pendant tous ces jours, la seule compagnie des voyageurs.
L’Abyssin, p. 174.
La diplomatie est un art qui requiert une si constante dignité, tant de majesté dans le maintien, tant de calme, qu’elle est fort peu compatible avec la précipitation, l’effort, bref avec le travail. M. de Maillet, en diplomate avisé, ne remplissait jamais si bien son rôle que dans ces moments où, n’ayant positivement rien à faire, il pouvait s’y consacrer tout entier. Ce rien, il parvenait alors à l’élever à la dignité d’une grâce d’État, nimbée comme il se doit de secret et parfumée de mépris à l’endroit de tous ceux qui auraient eu l’audace de lui demander des comptes sur l’emploi de son temps.
L’Abyssin, p. 261.
Des pauvres filles tentées par les sens ont la seule ressource de les exposer et les paroisses nous les amènent. Mais de plus en plus, il semble que les familles s’accommodent de ces enfants qui insultent Dieu. D’ailleurs, poursuivit-elle sur un ton de confidence, les curés les y encouragent. Savez-vous qu’en certains villages de la côte où les marins sont sujets à de longues absences en mer, les prêtres ont persuadé les fidèles que la grossesse peut durer plus ou moins longtemps selon les femmes. On m’a rapporté avec le plus grand sérieux l’exemple d’un enfant né au terme d’une gestation de dix-huit mois. Tout le village louait la sagesse de la nature qui l’avait fait ainsi patienter jusqu’au retour de son père. Et le pauvre homme, évidemment, jugea que le petit lui ressemblait…
Rouge Brésil, p. 35.
L’idée venait de Quintin. Il l’avait répandue de groupe en groupe à sa manière insinuante et modeste. Selon lui, ce monde où ils allaient débarquer n’avait rien de nouveau. Il était bien ridicule de croire que les hommes avaient pu l’ignorer jusque-là. C’était au contraire un continent de mort, une de ces terres maudites qui ont eu raison de toute vie, en particulier l’humaine. Il citait vingt passages obscurs de la Bible qui, selon lui, en attestaient.
Rouge Brésil, p. 163.
À vrai dire, jamais le harem du Premier ministre n’avait été le théâtre de si longues réjouissances. Les quatre autres épouses du malheureux homme, si elles avaient pu jadis nourrir entre elles des jalousies, étaient âgées maintenant et ne rivalisaient plus entre elles que par l’abondance de leurs moustaches qui , chez les Persans, était accueillie comme une signe bienvenu de maturité et d’expérience. Elles traitaient la Circassienne comme leur fille et regardaient ses fantaisies avec attendrissement. Une telle unanimité privait leur commun mari de la moindre possibilité de police à l’intérieur de son gynécée.
Sauver Ispahan, p. 266.
Tous les sangs ne se valent pas. Celui des hommes fascine les autres hommes, fait tout l’attrait du combat et ruisselle fièrement sur le bras des vainqueurs. Les sangs de femmes, tirés de leur chair par de mystérieuses luttes auxquelles les dieux prennent sans doute une part, exercent sur les hommes, et tout particulièrement dans cette Perse musulmane, une indicible répulsion, faite moins de dégoût que de peur sacrée. Ce sang-là, toujours caché, produit lorsqu’il paraît au grand jour autant d’effet que les cataclysmes auxquels, par l’intercession de la lune qui gouverne les marées et les éclipses, il semble d’ailleurs apparenté. Le petit officier recula de deux pas à la vue de cette onction rutilante.
Sauver Ispahan, p. 445.
Comme toute pratique individuelle, la sexualité en Globalia était évidemment libre. Cependant, pour un suivi efficace des populations (suivi qui permettait d’harmoniser toutes les données économiques en fonction des besoins), la grossesse était désormais un « événement à déclaration obligatoire » très strictement réglementé. Il fallait en référer au ministère de l’Harmonie sociale. Les femmes n’avaient aucun souci à se faire pour cette déclaration : dans l’immense majorité des cas, on leur autorisait l’avortement.
Globalia, p. 98.
La cohésion en Globalia en peut être assurée qu’en sensibilisant sans relâche les populations à un certain nombre de dangers : le terrorisme, bien sûr, les risques écologiques et la paupérisation. Le ciment social doit être la peur de ces trois périls et l’idée que seule la démocratie globalienne peut leur apporter un remède. Cette peur doit désormais être la valeur suprême, à l’exclusion de toutes les autres et en particulier de celles tirées de l’Histoire. Nous avons payé trop cher les fanatismes liés à la nation , à l’identité, à la reli…
Globalia, p. 330.
Comme à l’ordinaire et malgré la fête, des flots de badauds sortaient des centres commerciaux, poussant des chariots remplis de choses inutiles et douces. À peine assouvis, ces désirs artificiels seraient tout aussitôt trahis : les couleurs brillantes des vêtements se faneraient, le mécanisme des jouets tomberait en passe, les produits d’entretien se périmeraient. L’obsolescence programmée des choses faisait partie de la vie. Il était acquis qu’elle entretenait le bon fonctionnement de l’économie. Acquérir était un droit mais posséder était contraire au nécessaire renouvellement des productions.
Globalia, p. 248.