Écrivaine et artiste multidisciplinaire, elle a d’abord pratiqué et enseigné la danse avant qu’un grave accident ne vienne réorienter son rapport au corps et marquer son processus de création. Rencontre1 avec la lauréate du Prix littéraire du Gouverneur général 2018 pour son roman De synthèse.
Patrick Bergeron : La mue de l’hermaphrodite, votre premier roman, est paru en 2001. Il retrace l’histoire d’une créature de la science conçue dans un traitement « moléculochimique révolutionnaire » et qui a peut-être été affectée, comme le monstre de Frankenstein, par une décharge électrique ressentie par la mère pendant un orage. D’où vient l’idée de ce personnage ?
Karoline Georges : Je ne me souviens plus du flash initial. Pour moi, Frankenstein, c’est probablement le Saint Graal dans mon processus créateur, à la fois littéraire et artistique. Cette idée de redonner vie en amalgamant des composantes d’êtres morts présente quelque chose d’éminemment poétique. Et cela m’a frappée très tôt – je ne sais pas à quel âge j’ai pu découvrir Frankenstein, mais j’étais très jeune. À l’époque où j’écrivais La mue de l’hermaphrodite, j’avais envie d’explorer la notion de psychotropie. Ce terme n’existe pas, j’ai dû l’inventer pour le livre. Ce qui m’intéressait, c’était de savoir si, en tant qu’être vivant, on peut modifier sa présence biologique, sa présence biochimique, pour atteindre un autre état de conscience. Il existe toutes sortes de manières de devenir plus maître de soi et de se transformer, consciemment ou inconsciemment, et de façon accélérée. À la base, à la fois de ce roman et d’autres romans que j’ai écrits, il y a toujours un être qui se sent dans l’angle mort de l’existence, qui a l’impression de ne pas savoir exister. Et ce personnage cherchera à atteindre un autre état de conscience à travers l’invention de psychotropes de longue durée.
P. B. : Votre roman prend la forme d’un témoignage de la part d’un personnage détenu dans une cellule. Dans d’autres de vos livres, comme Ataraxie et surtout Sous béton, on retrouve des personnages enfermés. Qu’est-ce qui vous fascine dans la réclusion ?
K. G. : À la suite d’un accident à 19 ans, j’ai été enfermée dans mon corps sans pouvoir bouger pendant de nombreux mois. Je pense que cela a été une expérience marquante dans mon processus de création parce que je venais de vivre une quinzaine d’années à titre de danseuse, à être très bien incarnée, à savoir comment bouger, à savoir exister dans un corps, à avoir la pleine maîtrise de mon corps, et là, je me suis retrouvée dépossédée de cette maîtrise. J’étais jeune, je n’avais pas encore réfléchi au concept de la mort et de la détérioration du corps. Les souffrances que j’ai vécues pendant les mois où j’ai été immobilisée ont été assez importantes pour me donner envie de quitter mon corps. Depuis l’enfance, je côtoyais la science-fiction, le fantastique, le cinéma, avec les superhéros, et tout, et j’avais des exemples de la fiction qui me disaient qu’on pouvait trouver un autre véhicule, qu’on pouvait être réanimé, comme la femme bionique, avec des membres robotiques, ou recevoir une forme de potion magique qui transforme en je ne sais quoi. L’idée d’être sauvée par la découverte d’un autre corps, par l’expérience d’un autre corps, est donc quelque chose qui s’est ancré dans ma démarche dès le départ.
P. B. : Ataraxie décrit la séquestration de la narratrice par son amant dans un salon de coiffure. Entretenez-vous un rapport particulier avec la chevelure ?
K. G. : Ma mère et sa sœur ont été coiffeuses, avant d’enfanter. Premier élément. Deuxième élément : jusqu’à l’âge d’à peu près 22 ans, je ne suis jamais allée chez la coiffeuse parce que ma mère me coupait les cheveux. J’ai toujours eu les cheveux très longs. Je n’aime pas jouer avec les cheveux ! Il faut qu’ils soient naturels, il ne faut pas qu’ils m’encombrent, il faut toujours qu’ils soient attachés. À la limite, j’aurais pu être chauve et je me serais sentie confortable. Donc, je me souviens très bien du moment où je venais d’aller chez une nouvelle coiffeuse à Saint-Hyacinthe. J’avais besoin de faire couper mes cheveux ce jour-là, et comme je ne suis pas très « fille » par rapport à ce genre de choses, je suis allée au premier salon de coiffure près de mon appartement. Quand je suis entrée, il y avait une très grosse coiffeuse, qui sentait énormément le parfum, accompagnée de son chat, qui n’est pas dans le livre ; son mari est arrivé cinq minutes après. C’était un tout petit salon de coiffure, avec une vitrine tout autour, comme si la femme faisait du théâtre vivant en coiffant ses clientes. Il y avait de la musique classique et toutes sortes d’éléments royaux, des chandeliers en or et tout. C’était une expérience vraiment curieuse. Je lui avais demandé de m’en enlever un peu, et finalement, elle m’a coupé les cheveux très court. Ce n’est pas ce que je voulais ! Son mari tournait autour de nous et il avait une moustache très longue, avec laquelle il n’arrêtait pas de jouer. Dans mon souvenir, il était comme un dandy bizarre. J’avais l’impression d’être dans un cauchemar. Quand je suis sortie, en traversant la rue pour me rendre chez moi, j’ai eu toute la structure du livre. Je pensais que ce serait une nouvelle de quatre ou cinq pages. Ce roman, je l’ai écrit en peut-être quatre ou cinq mois, et chaque jour je me disais : « Ah, je vais arriver à la finale ». Et non. Tout d’un coup, tout ce qui s’était entassé en moi concernant les stéréotypes de la féminité, le désir d’être belle, ce que cela veut dire être femme aujourd’hui… mon rapport à la féminité, d’une certaine manière, tout cela a jailli comme un volcan, et j’ai beaucoup rigolé. C’est le seul roman que j’ai écrit en riant. Les hommes, d’ordinaire, le lisent et ne trouvent pas ça drôle. Mais la plupart des femmes le trouvent très drôle.
P. B. : Dans Sous béton, les humains vivent confinés dans un espace clos, mais de proportions vraiment vertigineuses : un édifice avec des milliers et des milliers d’étages. D’où vient cette vision cauchemardesque ?
K. G. : Au tournant du XXIe siècle s’est produit un moment très particulier sur le plan médiatique. En l’espace de quelques mois, toutes les grosses mauvaises nouvelles nous sont tombées dessus. On s’est mis à parler de l’extinction accélérée des espèces, de l’épuisement des ressources, des changements climatiques, de l’apparition de supervirus… Il y a eu une espèce de concertation, un mur s’est placé devant nous, vraiment un mur. On a eu l’impression que tous les éléments se mettaient en place pour provoquer ce qu’on appelle depuis longtemps l’apocalypse. Et moi, en commençant à m’intéresser à tout cela, aux statistiques, à ce qui se passait, à l’épuisement des ressources, à la disparition accélérée des espèces, je me suis demandé : « Si je prenais chacune de ces nouvelles et que je les poussais à leur extrême limite, où cela nous mènerait-il réellement ? » Comme je m’intéressais, à ce moment, aux travaux de Teilhard de Chardin et d’Aurobindo, pour moi, le mur comme tel, la transformation du vivant sur terre, ce n’est pas nécessairement fataliste. C’est une étape de transformation, une étape de l’évolution, et j’ai eu envie de pousser l’humanité dans son ultime retranchement, pour voir ce qui pourrait survenir, ce qui devrait, à mon avis, survenir. J’avais envie de travailler avec l’ultime matière humaine et l’ultime matière terrestre pour éventuellement sublimer cette expérience dans un tout autre contexte.
P. B. : Plusieurs de vos nouvelles, dans Variations endogènes, mettent en scène une violence – familiale, sociale, sexuelle – envers les femmes. Diriez-vous que votre œuvre est porteuse d’un discours féministe ?
K. G. : C’est aux spécialistes du genre de me le dire ! C’est sûr que je parle beaucoup de violence, parce que je l’ai beaucoup perçue, je l’ai beaucoup vécue et beaucoup vue, mais aussi, je l’ai beaucoup lue. Il y a des passages dans De synthèse où je dis que mon père avait dans sa bibliothèque des photographies des horreurs de la Deuxième Guerre mondiale. J’avais accès à ces images à sept ans. Je me souviens d’en avoir regardé une et d’avoir demandé à mon père : « C’est quoi ça ? » « Ce sont les tapis qu’on faisait avec les cheveux des humains ». Mon père m’expliquait cela comme si c’était naturel qu’à sept ans, je sache ce genre de choses. J’ai des images de la Deuxième Guerre mondiale que je ne devrais peut-être pas avoir en tête. Des corps, des charniers, des corps empilés, des fours… J’ai beaucoup observé ces images. Et j’ai été plantée devant la télévision très tôt. Je regardais n’importe quoi. Il y a la violence perçue à travers les œuvres dont on ne m’a pas protégée, et il y a aussi la violence du milieu dans lequel j’ai été élevée. Cette violence est une expérience du monde que j’exprime de façon tout à fait intuitive.
P. B. : Dans De synthèse, la narratrice perd sa mère des suites d’une maladie. C’est un peu la même situation qui vous est arrivée. Est-ce le plus personnel de vos romans ?
K. G. : Ce qu’il y a d’intime là-dedans, c’est l’expérience de la mort, bien sûr. Je n’ai pas été mannequin, comme la narratrice, je n’ai jamais été isolée, comme elle l’était, mais j’avais besoin de créer un personnage qui s’isole et qui ne veut absolument rien avoir à faire avec l’humanité. Je suis fascinée par les hikikomori, un phénomène qu’on observe, essentiellement chez les hommes, au Japon, depuis une vingtaine d’années. Les hikikomori décident de se retirer de la société pour s’enfermer dans leur appartement ou, plus régulièrement, dans une chambre, et ils vivent à travers leur personnage virtuel, à travers des jeux. Ils ne sortent plus du tout de leur appartement pendant de nombreuses années. C’est un phénomène en expansion partout sur la planète. Ce n’est pas ce que j’ai exploré avec De synthèse, mais j’avais envie de créer un personnage qui soit isolé, comme ça, et qui ait toute la difficulté du monde à sortir de chez lui pour aller à la rencontre de sa mère.
P. B. : La tentative de devenir femme-image que vous décrivez dans De synthèse est-elle un peu votre propre quête ?
K. G. : Quand j’ai commencé à faire ma performance autour de l’art virtuel, j’ai voulu jouer avec les clichés autour de la féminité et avec tous les stéréotypes, avec les idéaux de la féminité, pour voir ce qui se cachait derrière. J’ai eu l’impression d’être un peu une extraterrestre, par rapport à l’humanité entière, pas seulement par rapport à mon sexe féminin. J’ai eu des idoles – j’ai adoré Olivia Newton John, j’en parle dans le roman – mais j’ai été le genre d’enfant qui pouvait adorer une figure féminine sans que ce soit une adoration sexuelle. C’est une adoration quasi mystique. C’est vraiment : voir une figure, l’entendre chanter, l’aimer, de façon pieuse – je ne sais pas comment dire ça autrement ! Je pense que j’aurais été une mystique à une autre époque. J’aurais voulu adorer une figure absolue. J’ai besoin d’avoir quelqu’un de grandiose, qui me magnifie l’existence…
P. B. : Le sublime ?
K. G. : Oui, le sublime, c’est ce que je cherchais. Toutes ces recherches autour du corps féminin : je cherche la racine de tout cela. Qu’est-ce que l’absolu féminin ? Qu’est-ce qu’on cherche à trouver, à faire apparaître ? Parce que c’est un travail qu’on fait collectivement. Toutes les images qu’on génère de la féminité visent à faire apparaître quelque chose. Est-ce le devenir de l’être humain ? Est-ce ce vers quoi on tend ? Est-ce quelque chose dans notre ADN qui ne s’est pas encore manifesté de façon adéquate, et qu’on cherche à faire advenir ?
P. B. : Quel est justement, selon vous, le devenir de l’être humain ?
K. G. : Je pense qu’il y a des devenirs multiples. Il y a des devenirs catastrophiques, on en fait déjà l’expérience, il y a des maladies épouvantables, des épreuves à traverser, mais l’humanité est d’une intelligence inouïe, et on invente toutes sortes d’outils pour dépasser les limitations. Tout ce qui nous semble insurmontable… Il y a des gens, à l’heure actuelle, pour travailler sur un milliard de questions à la fois. C’est fort possible et probable qu’on vive mieux l’humanité dans cinquante, cent, mille ans, et qu’on la vive autrement, avec un meilleur savoir de ce qu’est la matière, de ce qu’est la conscience, de ce que sont les relations, et je pense qu’il y a une veine. Une veine pour sublimer notre expérience au monde : on y va, on y tend. Mais il y a aussi la possibilité qu’on fasse tout foirer, dans un avenir très proche. Je travaille, en ce moment, sur la question du nucléaire, une question dont on devrait tous être très préoccupés, parce qu’il y a plus de 450 réacteurs nucléaires en fonction dans le monde aujourd’hui. 450, c’est énorme ! Avec les changements climatiques, ce qui est arrivé à Fukushima, c’est un peu le point de départ de plein d’autres choses qui vont très certainement survenir. Et je m’intéresse à cela : ce qu’on va devoir gérer comme problèmes énergétiques, très rapidement, et comment on va pouvoir le faire à travers l’intelligence artificielle et à travers nos corps augmentés, qui vont se transformer rapidement. Qui se sont déjà transformés, depuis un siècle. Moi, présentement, je vous regarde avec des verres de contact, autrement je ne verrais pas bien. J’ai de très bons plombages, qui me permettent de continuer de manger avec des dents… Ces choses n’existaient pas il y a 150 ans ! Donc forcément, les gens qui portent des verres et tout, on est des mutants, qu’on le veuille ou non. On est entrés dans cette ère-là, et cela va continuer. Plein d’autres créations technologiques vont venir augmenter notre perception des choses, nos performances physiques. Tout ça pour répondre à votre question : je pense qu’il y a à la fois de l’extraordinairement bien qui s’en vient, et de l’effroyable.
* Karoline Georges photographiée par Sophie Gagnon-Bergeron.
Karoline Georges a publié : La mue de l’hermaphrodite, Leméac, 2001, Ère, 2008 ; L’itinérante qui venait du Nord, jeunesse, Leméac, 2003 ; (l’individualiste), poésie, Maelström, 2006 ; Ataraxie, L’Effet pourpre, 2004, Alto, 2017 ; Sous béton, Alto, 2011, Folio SF, 2018 ; Variations endogènes, nouvelles, Alto, 2014 ; De synthèse, Alto, 2017.
1. Cet article est la synthèse d’un entretien qui eut lieu le 1er mai 2019 à Moncton dans le cadre du festival littéraire international Frye avec l’appui financier du CRSH et du Département d’études françaises de l’Université du Nouveau-Brunswick. Recherche et transcription : Caroline Hogue (doctorante, Université de Montréal).