L’AGENT, ELLE, JUANITA, LE DOUANIER
Salle de fouille des douanes canadiennes de l’aéroport international Pierre-Elliott-Trudeau à Montréal.
Un agent des services frontaliers accompagne une femme dans la quarantaine transportant une grosse valise qui semble très lourde. Il la confie à un jeune douanier novice qui fait signe à la dame de déposer sa valise sur le comptoir d’inspection. Tout au long de la scène, on entend la diffusion d’annonces de départs dont celle du prochain vol pour Québec. La femme consulte nerveusement sa montre. L’agent remet la carte de déclaration douanière de la femme au jeune douanier en insistant sur le code d’inspection inscrit un peu plus tôt par un autre agent d’immigration.
L’AGENT – Est-ce que j’peux voir votre passeport, s’il vous plaît ?
Elle le lui remet. Il consulte un ordinateur portable situé au bout du comptoir pendant que son jeune collègue enfile une paire de gants de latex bleus.
LE DOUANIER – Pouvez-vous ouvrir votre valise, madame ?
L’AGENT – Vous arrivez d’où comme ça ?
ELLE – Du Pérou via les États-Unis.
L’AGENT – Où ça, aux États-Unis ?
ELLE – Chicago.
L’agent fait une recherche à partir du passeport.
L’AGENT – 1285 chemin Gomin c’est à Québec ça ?
ELLE – En fait, c’est à Sillery, mais maintenant avec les fusions… Justement, si vous pouvez essayer de faire ça rapidement, j’ai un vol de correspondance qui décolle dans vingt minutes, moi.
L’AGENT – Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
ELLE – Je travaille comme urgentologue, à l’Hôtel-Dieu de Québec.
L’AGENT – Et qu’est-ce que vous êtes allée faire au Pérou ?
ELLE – Je suis allée rejoindre un groupe de bénévoles de Médecins Sans Frontières qui venaient en aide aux victimes d’un gros tremblement de terre qui a eu lieu là-bas.
L’AGENT – Et en quoi consistait votre travail exactement ?
Elle soupire d’impatience en consultant sa montre.
ELLE – En plus de travailler comme médecin, j’aidais à organiser la distribution de kits d’hygiène, de couvertures et de bâches en plastique pour abriter les sinistrés.
Juanita, une jeune Péruvienne dans la vingtaine qui parle français avec un épais accent sud-américain, apparaît au bout du comptoir et dépose deux bouteilles d’alcool dans la valise de la femme.
ELLE – Qu’est que c’est ?
JUANITA – Les gens du comité temporaire m’ont dit de te les offrir en cadeau. Ils ont peur qu’au moment de démonter la clinique, ça va mal paraître si on laisse de l’alcool derrière nous.
ELLE – C’est vraiment très gentil, mais je ne bois pas d’alcool.
JUANITA – Ce n’est pas grave, tu en offriras à tes amis à Québec et tu leur diras de boire un coup à la santé des sinistrés de Pisco.
Le jeune douanier retire les bouteilles de la valise et les inspecte attentivement.
JUANITA – Attends ! Ils m’ont aussi donné autre chose pour toi.
Elle fouille dans son sac en bandoulière.
LE DOUANIER – On va être obligés de vous les confisquer.
ELLE – Me semblait qu’on avait droit à deux bouteilles.
LE DOUANIER – De vin, madame. À deux bouteilles de vin.
ELLE – Mais les spiritueux eux autres ? On n’a plus le droit ?
LE DOUANIER – Oui, mais ça se limite à 1,14 litre. C’est des bouteilles d’au moins deux litres chaque que vous avez là, vous.
ELLE – Oui, mais y a presque pas d’alcool là-dedans. C’est juste de la chicha.
LE DOUANIER – De la quoi ?
ELLE – De la chicha. C’est de la bière faite à base de grains de maïs qui sont mâchés puis recrachés dans une barrique pour que ça fermente.
LE DOUANIER – Pis vous buvez ça vous ?
ELLE – Jamais de la vie ! C’est un objet de curiosité c’est tout.
L’air dégoûté, le jeune douanier hésite un moment puis décide de ne confisquer qu’une seule bouteille et de remettre l’autre dans la valise. Pendant ce temps, Juanita sort triomphalement un pot en verre de son sac en bandoulière. Le jeune douanier l’empoigne aussitôt et l’inspecte.
LE DOUANIER – Pis ça c’est quoi ?
JUANITA – Pollo y chicones !
ELLE – C’est un genre de confitures…
JUANITA – Pour ton petit-déjeuner.
Le douanier enlève le couvercle et le sent.
LE DOUANIER – … au poulet ?
Il le fait sentir à l’agent d’immigration qui consulte un épais manuel rempli de noms et d’adresses de toutes sortes. Il lève le nez du pot en grimaçant. Le douanier confisque le pot.
ELLE – Aie ! Vous pouvez pas faire ça. C’est un cadeau.
L’agent consulte un autre manuel plus petit celui-là.
L’AGENT – Comment ça s’appelle encore la place où vous êtes allée, déjà ?
ELLE – Pisco.
L’AGENT – C’est dans quelle région du Pérou ça ?
ELLE – C’est dans la cordillère des Andes à mi-chemin entre la capitale Lima et le lac Titicaca.
Le douanier retient un fou rire. À part à son collègue.
LE DOUANIER – Le lac Titicaca, c’est-t-y à côté du mont Pipicacafesse ça ?
Il rit de sa propre blague. L’agent ne semble pas amusé.
ELLE – Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ?
JUANITA – Si le comité temporaire n’a plus besoin de mes services, je crois que je vais retourner à Lima chez ma mère. Je vais m’ennuyer beaucoup parce qu’au moins je me sentais utile ici. En plus, Miguel s’est trouvé un nouvel emploi sur une ferme dans le nord du pays.
ELLE – Vous devez pas vous voir beaucoup ?
JUANITA – Non. Mais c’est tout de même mieux qu’à l’époque où il travaillait comme guide. Quand il accompagnait des touristes américains dans la montagne, je ne le voyais pas pendant des semaines. Mais maintenant que j’attends un bébé, il se sent obligé de descendre à Lima pour me voir plus souvent. Tu sais, Miguel et moi on aimerait bien aller vivre au Canada.
UNE VOIX – Dernier appel. Les passagers du vol Air Canada Jazz numéro 8421 à destination de Québec sont priés de se rendre à la porte 48 pour embarquement immédiat.
L’AGENT – Avez-vous visité une ferme pendant que vous étiez là ?
ELLE – Non.
L’AGENT – Vous en êtes sûre ?
ELLE – Écoutez, dites-moi ce que vous cherchez au juste pis j’vais peut-être être capable de vous aider à le trouver. Pis comme ça j’manquerai peut-être pas ma correspondance.
L’AGENT – Calmez-vous madame.
ELLE – Écoutez monsieur, j’arrive d’un des pays les plus pauvres d’Amérique du Sud. C’est le tiers-monde là-bas. Voulez-vous bien me dire c’que j’aurais pu rapporter qui dépasse les valeurs permises.
L’AGENT – Saviez-vous madame qu’après la Colombie, le Pérou est le plus grand producteur de cocaïne au monde ?
[…]
Le douanier montre à l’agent d’immigration deux bouteilles de médicaments qu’il a trouvées dans une pochette de la valise.
LE DOUANIER – Est-ce qu’y faut qu’on envoie ça en analyse quand c’est des comprimés ?
L’agent hoche la tête.
ELLE – Perdez donc pas votre temps. J’vais vous l’dire moi c’est quoi ! C’est pas une substance illicite c’est du Diamox. On prescrit ça aux gens qui vont au Pérou à cause de l’altitude.
LE DOUANIER – Ça aussi ?
ELLE – Non, ça c’est de la Dexamethasone pour ceux qui tolèrent pas le Diamox.
LE DOUANIER – Ça sert à quoi ?
ELLE – Ça aide à augmenter la proportion de globules rouges dans le sang.
LE DOUANIER – Vous avez l’air de connaître ça.
ELLE – Je suis médecin, alors je sais de quoi je parle.
Le douanier vide les deux contenants et met les comprimés dans deux enveloppes distinctes.
ELLE – Écoutez, ça commence à être ridicule votre affaire !
LE DOUANIER – Plus vous allez vous impatienter, plus ça va prendre du temps madame.
L’AGENT – Avez-vous rencontré ou fait affaire avec des gens qui vous paraissaient suspects là-bas ?
ELLE – Non.
L’AGENT – Est-ce que vous avez été témoin d’activités qui vous paraissaient louches ou illicites?
ELLE – Non !
L’AGENT – Est-ce qu’on vous a demandé de transporter du matériel ou de remettre un colis à quelqu’un ?
Le visage de la femme se crispe tout à coup. Elle ne répond pas. Pendant ce temps, Juanita a sorti un paquet-cadeau très bien emballé, accompagné d’une petite enveloppe.
[…]
L’AGENT – Est-ce que c’est tout ce que vous avez reçu en cadeau ça ?
Elle hésite un moment avant de répondre.
ELLE – Non…
Elle sort un petit étui en cuir d’un compartiment secret de sa valise.
ELLE – On m’a donné ça.
Elle le remet au douanier qui tente difficilement de l’ouvrir.
JUANITA – Le petit Pedro et sa mère sont retournés fouiller dans les ruines de leur maison et c’est à peu près tout ce qu’ils ont été capables de récupérer. Il tenait absolument à t’en faire cadeau. Il a même acheté de la colle pour que tu la répares.
ELLE – Est-ce que tu as un petit sac de plastique ou quelque chose pour l’emballer ?
Juanita fouille dans son sac et dans ses poches pour trouver quelque chose pour emballer le tube.
LE DOUANIER – Qu’est-ce que c’est ?
JUANITA – Un piruru.
ELLE – C’est une flûte traditionnelle du Pérou. Faites attention, c’est très fragile ; c’est sculpté à même l’os d’une aile de condor.
LE DOUANIER – J’suis désolé mais j’pense que ça été brisé dans le transport, ça madame.
ELLE – Non, non, non, elle était déjà cassée.
LE DOUANIER – Est-ce que vous avez obtenu un permis spécial du gouvernement péruvien pour sortir ça du pays ?
ELLE – Non. On m’a jamais informée que ça prenait un permis pour ramener des souvenirs.
LE DOUANIER – J’pense que j’vais être obligé de vous confisquer.
ELLE – Pourquoi ?
LE DOUANIER – Quand ça rentre dans la catégorie des biens culturels, ça prend un permis spécial.
ELLE – Comment ?
LE DOUANIER – De toute façon même si vous aviez obtenu un permis, vous auriez pas pu le garder parce qu’on est obligé de confisquer toutes espèces menacées d’extinction, les articles en ivoire, les coraux, les produits en peau de reptile. Et je suis persuadé que le vautour lui aussi est considéré comme un animal en voie d’extinction.
ELLE – C’est pas le vautour qui est menacé d’extinction, c’est l’intelligence humaine !
LE DOUANIER – Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
Il est sur le point de rétorquer quand il réalise que son pouce et son index sont collés ensemble.
LE DOUANIER – Qu’est-ce que c’est ça ?
Il replonge dans la valise.
JUANITA – Tiens, c’est tout ce que j’ai pu trouver.
Elle met le tube de colle dans un paquet de mouchoirs en plastique vide et le met dans la valise de la femme.
LE DOUANIER – Votre tube de colle a coulé madame. C’est la pressurisation de l’avion qui a dû faire éclater le tube.
Il le tend à l’agent qui l’inspecte et le sent.
L’AGENT – C’est probablement ça que les chiens ont senti ?
ELLE – Les chiens ? Quels chiens ?
[…]
Robert Lepage est né à Québec en 1957. Metteur en scène, scénographe, auteur dramatique, acteur et réalisateur, il crée et porte à la scène des œuvres originales qui bouleversent les codes de la réalisation scénique classique, notamment par l’utilisation de nouvelles technologies.
À 17 ans, Robert Lepage entre au Conservatoire d’art dramatique de Québec. En 1984, il crée Circulations, sa première œuvre, suivie l’année suivante par La trilogie des dragons, spectacle qui lui vaudra une reconnaissance internationale. Suivront de nombreuses productions dont les plus récentes sont Lipsynch, Le projet Andersen, La face cachée de la Lune… Au cinéma, il fait ses débuts en tant que comédien dans Jésus de Montréal en 1988. En 1995, il écrit et réalise son premier film : Le confessionnal. Moderne et insolite, l’œuvre de Robert Lepage transcende les frontières. Elle a été couronnée à travers le monde par de nombreux prix prestigieux.
Robert Lepage a publié :
Nô, avec André Morency, Les 400 coups, 1998 ; La trilogie des dragons, Grand Prix du Festival de théâtre des Amériques en 1987, avec Marie Brassard, Jean Casault, Lorraine Côté, Marie Gignac et Marie Michaud, L’instant même/Ex Machina, 2005 et Les 400 coups, 2006 ; La face cachée de la Lune, L’instant même, 2007 ; Le projet Andersen, L’instant même, 2007.
Ouvrages sur Robert Lepage et sur Ex Machina : Rémy Charest, Robert Lepage : Quelques zones de liberté, L’instant même/Ex Machina, 1995 ; Ludovic Fouquet, Robert Lepage, l’horizon en image, L’instant même, 2005 et Les 400 coups, 2006 ; Bernard Gilbert et Patrick Caux, Ex Machina : Chantiers d’écriture scénique, Septentrion/L’instant même, 2007.