LE PÈRE, LA MÈRE, LA FILLE, LE FILS
Québec, été 1984, 450e anniversaire de la première traversée de Jacques Cartier vers l’Amérique.
[…]
LA MÈRE – J’aime pas les bateaux, j’aime pas l’eau, j’me sens pas bien dans une foule, j’ai horreur des touristes, j’suis nulle en histoire, le Vieux-Québec l’été, c’est insupportable, je me fous éperdument de Jacques Cartier. Je dirais que ça résume à peu près le fond de ma pensée.
LE PÈRE – (Il porte maintenant un gilet de marin rayé bleu et blanc.) Dis pas ça.
LA MÈRE – Pourquoi ?
LE PÈRE – Tu penses pas c’que tu dis.
LA MÈRE – Et le gilet que tu portes présentement m’agresse d’une multitude de façons.
LE PÈRE – Je l’ai acheté pour ce soir. C’est débile, y commence à en avoir partout dans les magasins.
LA MÈRE – Tu vas avoir l’air ridicule.
LE PÈRE – C’est toi qui vas avoir l’air ridicule. Moi au moins j’fais partie de la fête. Pis arrange-toi pour qu’on ait l’air d’un couple.
Petite musique de cocktail. La mère sourit.
LA MÈRE – Enchantée. Vous êtes ?
LE PÈRE – C’est Jean-Marc. Jean-Marc travaille aux ressources humaines, Piscines et Barbotteuses, Ville de Québec.
La mère et le père discutent avec Jean-Marc, qu’on ne voit pas.
LE PÈRE – C’est Jean-Marc qui m’a eu les invitations…
LA MÈRE – C’est vraiment gentil Quelle belle soirée…
LE PÈRE – C’est des cocktails extrêmement exclusifs C’est ben généreux de ta part, Jean-Marc. C’est pas tous les jours qu’on a accès aux coulisses du pouvoir Mais ça, le « Commissariat général aux Célébrations 1534-1984 », on peut-tu faire partie de ça nous autres ou ben si c’est – ah ah bon. Ah ben oui, hein, c’est sûr que c’est pas donné à tout le monde de faire partie des grands de ce monde. Mais c’est ben intéressant toutes les discussions J’écoutais le président parler, pis c’est sûr que c’est des grosses décisions Mais moi, j’te dirais, ben franchement, ma préférence va pour la baleine. Ouais, ouais Le troisième dessin, ouais La baleine avec le petit chapeau. J’la trouve écœurante cette baleine-là…
LA MÈRE – (Elle tente d’être convaincante.) C’est vrai qu’elle est jolie…
LE PÈRE – Ah, écœurante. Je sais pas, y a que’que chose dans son œil, que’que chose d’extrêmement coquin.
LA MÈRE – Oui, coquin, c’est justement le mot qui me venait en tête en la regardant…
LE PÈRE – A me donne le goût, cette baleine-là Le goût de le goût de célébrer Pis moi, j’pense comme le monsieur avec la barbe, ça nous prend des cotons ouatés. La baleine sur le coton ouaté : un gros vendeur selon moi. J’suis pas un expert, mais j’me dis juste : début août, y’est huit heures, le soleil est pas mal bas, ça se promène, les bateaux, l’agora, formidable Oups, une p’tite fraîche Une maudite chance qu’y vendent des cotons ouatés La femme, les enfants : c’est pas long que t’en achètes quatre…
LA MÈRE – (Elle sourit toujours.) Assurément.
LE PÈRE – Pis pour ce qui est du « sons et lumières », moi je dis let’s go. Y faut miser là-dessus.
LA MÈRE – « Sons et lumières » ?
LE PÈRE – C’est une nouvelle technologie qui mélange les sons et les lumières. C’est ben impressionnant. Moi je dis, mettez-en. Parce qu’on a beau célébrer l’histoire, la nouvelle technologie, c’est incontournable. Pis le laser, j’ai pas de problème avec ça non plus Tant que ça devient pas dangereux…
LA MÈRE – Mais ça consiste en quoi, au juste ?
LE PÈRE – Le « sons et lumières » ?
LA MÈRE – Oui ?
LE PÈRE – Ben c’est ça, c’est c’que je dis. C’est c’est le mélange du son et de la lumière.
LA MÈRE – Dans le cadre d’un spectacle ? Avec des comédiens ?
LE PÈRE – (Visiblement, il ne sait pas de quoi il parle.) Dans le cadre de dans un cadre de sons et de lumières…
LA MÈRE – Pas convaincue.) Ah bon.
LE PÈRE – La lumière, tu sais c’est quoi ?
LA MÈRE – Oui.
LE PÈRE – Le son ?
LA MÈRE – Oui…
LE PÈRE – Ben c’est ça. « Sons et lumières. »
Un temps. Le père est contrarié. La musique cesse.
LE PÈRE – Jean-Marc m’a regardé complètement découragé.
LA MÈRE – Si ça peut te consoler, t’avais l’air fou bien avant ça.
La fille s’approche.
LA FILLE – Dans le cadre des activités menant aux Fêtes du 450e, le ministère de l’Éducation a organisé la « Semaine de la Nouvelle-France » dans toutes les écoles de niveau primaire, secondaire et collégial du Québec.
LE PÈRE – Belle initiative.
LA FILLE – J’ai un exposé oral à faire. J’ai choisi mon thème.
LE PÈRE – C’est quoi ?
LA FILLE – La famille. J’aimerais ça que vous m’aidiez.
LE PÈRE – (Il regarde sa femme.) Ah. Ah bon. C’est c’est-tu un thème imposé ou…
LA FILLE – C’est moi qui l’a choisi.
LE PÈRE – pas très à l’aise.) Ok Ça ça te tente-tu de changer ?
LA FILLE – Non. J’trouve que c’est un bon thème. J’avais pensé prendre notre famille pis la comparer à une famille en Nouvelle-France pour voir c’est quoi les ressemblances pis les différences…
La fille sort un livre.
LA FILLE – (Elle lit.) « Au début de la colonie, la famille constitue sans contredit l’unité de base du tissu social. »
Un temps.
LE PÈRE – C’est c’est bien.
LA FILLE – Nous autres, c’est pas ça en tout cas…
Un temps.
LA FILLE – C’est quoi notre unité de base, nous autres ?
On entend une chanson du groupe Platinum Blonde.
LE FILS – Le 18 juin, j’suis allé à un party. Notre dernier party avant les vacances d’été. J’ai dit à tout le monde que j’allais dans un camp dans le Maine. Mais pas celui de mon meilleur ami, un autre, un peu plus loin, près d’un autre lac. Un genre de nouveau camp que personne connaît encore vraiment. Un nouveau camp sur lequel on a pas beaucoup d’informations parce que ça fait pas assez longtemps que c’est ouvert. Mais y paraît que c’est super trippant. En tout cas. Y’en a qui m’ont cru. J’pense que Josée m’a cru. Elle m’a souhaité un beau séjour. Moi j’étais déçu parce que j’aurais aimé ça la frencher parce que je l’aime – ben pas vraiment « frencher », parce qu’on frenche pus à cause du sida, mais comme donner un bec genre (Il parle à Josée, qu’on ne voit pas.) Mais moi c’est vraiment la voile qui me fait tripper. J’pense que cet été, j’vas même être moniteur Ouais, ouais, ça fait plusieurs années qu’y me demandent ça Oui, oui, c’est la première année que j’vais à ce camp-là, mais y me connaissent bien parce que parce que j’allais dans un autre camp avant. Non, pas le camp de Simon, un autre camp, une autre camp qui qui existe pus maintenant En fait, le camp s’est comme transformé, pis ç’a donné le nouveau camp.
Un temps.
LA FILLE – « je me considère maintenant comme ma propre unité de base. Mon père, ma mère et mon frère pourraient disparaître demain matin et cela changerait très peu de choses à ma vie. Il y aurait des changements au niveau matériel, bien sûr. J’aurais à quitter l’école et à me trouver un emploi. Peut-être dans le domaine de la restauration. Mais à part ça, la vie continuerait comme avant, sans grands changements. Peut-être que si j’avais vécu en Nouvelle-France, j’aurais eu de la peine. Mais pas en 1984. »
Un temps. La fille consulte ses notes.
LA FILLE – « En conclusion, on peut donc dire que la grosse différence entre la famille de la Nouvelle-France et celle d’aujourd’hui se situe au niveau de l’unité de base. Merci. »
Le père et la mère sont assis côte à côte, médusés.
LE PÈRE – Au moins, on peut pas dire que c’est mal écrit…
La mère regarde son mari.
LE PÈRE – Ben quoi. Le français est bon.
LA MÈRE – (Elle s’adresse au professeur, qu’on ne voit pas.) C’est sûr que c’est préoccupant…
LE PÈRE – C’est une phase. Moi-même, j’ai eu ma phase Rolling Stones.
La mère regarde à nouveau son mari.
LA MÈRE – Mon mari et moi, on pense à se séparer bientôt…
LE PÈRE – On est-tu obligés de rentrer dans le personnel ?
LA MÈRE – On a rien dit aux enfants encore, mais c’est évident qu’y sentent quelque chose…
LE PÈRE – Moi c’que j’pense, c’est que les vacances d’été vont faire du bien à tout le monde. La ville va être en fête, pis ça va aider tout le monde. L’universel pis le personnel, faut pas penser que c’est pas lié. On se reparlera de tout ça en septembre.
LA MÈRE – Mon mari fonde beaucoup d’espoir sur les célébrations du 450e
Le père se lève énergiquement. Dans ses mains, des cotons ouatés.
[…]
François Létourneau a fait ses études au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Son premier texte, Stampede, est mis en scène par Claude Poissant en 2001. Suit en 2003 Cheech ou Les hommes de Chrysler sont en ville, pièce dont il a signé une adaptation cinématographique. Il a aussi traduit Doldrum Bay, de l’Irlandaise Hilary Fannin, et Ashes to Ashes, de Harold Pinter. François Létourneau est coauteur de la télésérie Les Invincibles dans laquelle il a incarné P.-A. Robitaille ; au cinéma, on l’a vu dans Québec-Montréal de Ricardo Trogi.
François Létourneau a publié :
Stampede, Dramaturges, 2001 ; Cheech ou Les hommes de Chrysler sont en ville, Dramaturges, 2003 ; Texas, Dramaturges, 2004 ; Coin Saint-Laurent ou Les cinq doigts de la Main, avec François Archambault, Elizabeth Bourget, Fanny Britt et Jean Marc Dalpé, Dramaturges, 2007.