Pourquoi suis-je si souvent interpellé par la douleur sourde qui traverse les écrits de Gabrielle Roy ? Peut-être suis-je aujourd’hui troublé par la conscience exacerbée du temps chez cette écrivaine dont les récits dramatisent si intensément l’effacement de la mémoire.
Dans Le temps qui m’a manqué1, recueil de fragments autobiographiques que Roy n’a pu compléter avant sa mort en 1983, le retour à Saint-Boniface au moment du décès de la mère entraîne une véritable dérive de la tristesse. Car c’est au moment où les souvenirs affleurent dans l’écriture que leur présence fragile n’est plus qu’un chemin défaillant, une faible émanation sortie de la distance.
Alors le temps et l’espace se confondent. Tous les voyages entrepris par ceux qui nous avaient précédés à travers le continent se superposent : toutes ces maisons construites dans la dispersion, comme celle de la famille Roy sur la rue Deschambault, près du petit bois de chênes où, enfant, Gabrielle se réfugiait, rêvant qu’elle était « La Vérendrye parcourant à pied tout le grand pays de l’Ouest » ; ensuite, tous ces gens venus d’ailleurs, ceux-là mêmes qui avaient tout laissé, ceux-là encore qui repartiraient un jour, emportés par la même obsession viscérale et fascinés par le cycle des départs ; tout cela était la substance même des vies en mouvement racontées par la succession des récits. Naître, c’était s’inscrire à son tour dans la vaste mobilisation de l’espace. Il n’y avait pas de voyage inaugural. Il n’y en avait jamais eu. Sur le quai du départ, la voyageuse qu’avait été Gabrielle Roy, à la suite de sa mère partie de son Québec natal, savait qu’elle ne ferait que répéter sans fin le tracé des routes anciennes.
Peu d’écrivains ont autant magnifié les grandes migrations canadiennes-françaises du XIXe siècle que Roy. Toute son œuvre semble structurée par l’imaginaire de la distance migratoire, alors que se construit, à partir de la maison natale de Saint-Boniface, un véritable réseau archétypal de lieux habités et d’identités réclamées. Ces lieux se trouvent condensés dans les quelques pages que la romancière avait laissées sur sa table de travail au moment de sa mort. Comme toujours, la passagère, installée à la fenêtre du train transcontinental, y voit le paysage défiler devant elle et, « quelque part dans une forêt de l’Ontario », elle saisit le sens de la « quête inépuisable que l’on
poursuit d’un être disparu, qui ne peut avoir de fin qu’avec notre propre fin ». Et alors qu’elle refait ainsi, bien des années plus tard, le voyage entrepris par sa mère dans le « chariot couvert » vers les plaines du Manitoba, Roy s’étonne de cet univers de la pure récurrence que semble être le voyage.
À plusieurs reprises dans Le temps qui m’a manqué, l’écrivaine rappelle la présence des routes primordiales de l’implantation française en Amérique. En effet, si les migrants canadiens-français ont pu se réclamer un jour des environs de Winnipeg et plus tard du continent tout entier, c’est que leur itinéraire rejoignait le tracé sacralisé des grandes rivières de pénétration continentale. Il est vrai que, dans La rivière sans repos2, publié une quinzaine d’années plus tôt, la Koksoak avait signifié pour les Inuits de l’Ungava la séparation des terres et une tragique déchirure identitaire : « Presque à la porte de la cabane, la rivière, large comme un bras de mer, se battait depuis des siècles contre le rivage rocheux qu’elle avait profondément entaillé et modelé en formes bizarres ». C’est pourquoi la Koksoak n’avait pu représenter le progrès de l’histoire pour les femmes inuites et même pour les Blancs venus s’installer impunément sur ses rives. Pourtant, tous savaient que la rivière et son « secourable bruissement » recelaient le secret qui leur permettrait éventuellement de comprendre ce qui liait le temps et l’espace.
Au moment d’écrire la seconde partie de son autobiographie au début des années 1980, Gabrielle Roy est habitée par l’empreinte des grandes rivières continentales. Si la Koksoak avait irrémédiablement divisé les habitants des terres nordiques, telle n’avait pas été la destinée des rivières du sud dont la langueur emblématique fondait l’histoire récurrente des voyages migratoires. Dans Le temps qui m’a manqué, la confluence des rivières Rouge et Assiniboine évoque pour Roy le cycle permanent de la distance traversée. De la rue Deschambault, que le temps ne semble pas avoir touchée, un petit sentier mène au bord de la rivière : « C’est bien la Rouge des abords de la cathédrale, la même lente rivière brunâtre de mon enfance, aux eaux chargées de limon, que j’avais tant aimée… » Du même souffle, la Rouge s’inscrit dans la coulée symbolique des voies d’eau ayant permis le peuplement français du continent, de l’Atlantique jusqu’aux Grands Lacs, et bien plus loin encore à l’intérieur des terres. De la rivière Rouge, Gabrielle Roy dira encore : « […] je l’ai aimée comme j’ai aimé depuis toujours le Saint-Laurent. De même que le grand fleuve du Québec, c’est par elle qu’étaient parvenus les premiers missionnaires, les premières sœurs enseignantes, les premiers colons du Québec pour y fonder ici une filiale de la Nouvelle-France ». Pour Roy, le vaste espace continental, s’il était souvent marqué par la désolation identitaire et la perte de soi, ne cessait de fomenter un profond imaginaire diasporique dont l’origine remontait aux voyageurs de la Nouvelle-France. Il n’y aurait plus alors, pour leurs descendants, qu’une insoutenable nostalgie pour ce voyage initial qui avait tout changé, puisqu’il avait lié une fois pour toutes l’extérieur et l’intérieur des terres, le départ et l’arrivée, l’ailleurs et l’ici.
Le présent n’était plus que le « temps de la consolation ». Il contenait le principe de son recommencement. Au jour de l’enterrement de leur mère, les filles Roy reviennent, une dernière fois sans doute, sur les bords mêmes de la rivière Rouge en suivant à rebours (mais y avait-il une seule direction ?) les tracés migratoires ancestraux. Voici que la romancière se rappelle le vol des mouettes au-dessus du cimetière de Saint-Boniface, alors qu’enfant elle s’y promenait avec sa mère. Quel était le sens à donner à cette présence des oiseaux de mer au cœur du continent ? Pourquoi venaient-ils de si loin pour survoler « cette ample courbe que la rivière Rouge décrivait devant la cathédrale justement, comme pour lui rendre hommage » ? Le mystère des oiseaux déplacés – et non pas dénaturés – hante les derniers écrits de Gabrielle Roy. Marqués par la nostalgie, ces textes inachevés consentent enfin à l’ordre symbolique de la distance.
1. Gabrielle Roy, Le temps qui m’a manqué, édition préparée par François Ricard, Dominique Fortier et Jane Everett, Boréal, Montréal, 1997.
2. Gabrielle Roy, La rivière sans repos, Boréal, Montréal, 1995 [1970].