Télérama voyait du Faulkner en elle1. Aux États-Unis, elle évoque une Willa Cather des Prairies canadiennes. Au Québec, cette « voisine méconnue », comme l’appelle David Homel, fait penser à une « Gabrielle Roy du Canada anglais2». L’édition complète du Cycle de Manawaka chez Alto3 est l’occasion toute désignée de replonger dans l’univers de la Manitobaine quelque 25 ans après sa mort.
Le cycle de Manawaka se compose de cinq livres dont l’essentiel a été écrit pendant que la romancière résidait en Angleterre avec ses deux enfants. Il comprend quatre romans : L’ange de pierre (1964), Une divine plaisanterie (1966), Ta maison est en feu (1969), Les devins (1974), ainsi qu’un recueil de nouvelles : Un oiseau dans la maison (1970). Une divine plaisanterie et Les devins ont valu à Laurence de remporter le Prix du Gouverneur général à deux reprises, quelques années après Gabrielle Roy pour Street of Riches. La superbe suite, regroupée en trois bouquins cartonnés chez Alto, reprend les traductions publiées en France chez Joëlle Losfeld en les augmentant de préfaces inédites de Marie Hélène Poitras, Élise Turcotte, Lise Tremblay, Nadine Bismuth et Christine Eddie. Ajoutons à cela les traductions par Dominique Fortier d’Une maison dans les nuages et d’Une reine à Thèbes5 : visiblement, Alto a mis le paquet pour séduire le public québécois. Espérons que le charme opérera, car il reste d’autres grands textes de Laurence à traduire, dont Dance on the Earth (1989), ses mémoires publiés deux ans après sa mort.
Tenter de repérer Manawaka sur une carte du Manitoba reviendrait à chercher Balbec en Normandie ou Avonlea sur l’Île-du-Prince-Édouard. En situant une partie de L’écureuil noir (1994) à Manawaka, Daniel Poliquin ne faisait que rendre hommage à une auteure dont l’influence fut pour lui, comme pour Margaret Atwood et Alice Munro, décisive. Manawaka est la transposition fictive de Neepawa, ville natale de Laurence, en même temps qu’un amalgame de toutes les villes des Prairies. De plus, comme l’explique Atwood : « Il y a autant de Manawaka qu’il y a de narratrices, car Manawaka est successivement réinventée par chacune d’elles dans sa langue, ou encore à partir de son expérience6 ». Manawaka a permis à Laurence d’imaginer le destin de femmes à la fois ordinaires et exceptionnelles : Hagar Shipley, Rachel Cameron, Stacey MacAindra, Vanessa MacLeod et Morag Gunn, un quintette inoubliable.
Au nom de la mère… et de la fille
Hagar Shipley, héroïne et narratrice de L’ange de pierre, est la plus colorée des cinq, « une vraie terreur », selon son fils Marvin. La nonagénaire habite chez celui-ci depuis dix-sept ans. Très attachée à sa petite-fille Tina, mais intraitable envers Marvin et sa femme Doris, Hagar refuse obstinément de s’installer dans une maison de retraite pour personnes âgées. Elle fait tout pour déjouer les plans de Marvin et de Doris, y compris une fugue spectaculaire, qui marque l’un des grands temps forts du récit. Le roman rapporte également, en narration rétrospective, le passé de Hagar, de son enfance à Manawaka jusqu’à ses expériences d’épouse et de mère. Les personnages de Bram, le mari grossier, et de John, le fils préféré, révèlent chez Laurence une grande subtilité dans le portrait de héros masculins.
Après le récit d’une mère vivant chez son fils, Une divine plaisanterie raconte l’histoire d’une fille qui habite avec sa mère. Rachel Cameron enseigne à l’école primaire de Manawaka. Elle vit en compagnie de sa mère au-dessus de la maison funéraire autrefois tenue par son père et aujourd’hui reprise par Hector Joncas. Au début du roman, les vacances d’été approchent et Rachel s’apprête sans le savoir à se retrouver à un tournant de sa vie. Célibataire à 34 ans, la narratrice est insatisfaite de ses relations avec son entourage. Entre sa mère manipulatrice et Calla, sa collègue de travail aux penchants lesbiens refoulés, entre James, un écolier brillant mais inconstant qu’elle est contrainte de réprimander, et Nick Kazlik, un ami d’enfance de passage à Manawaka avec qui elle noue une liaison, Rachel tente de donner une direction cohérente à sa vie. Sa crainte de tomber enceinte va précipiter le cours des événements et résoudre la jeune femme à quitter Manawaka.
Quelles familles !
Quitter Manawaka, soit, mais pour aller où ? À l’ouest, essentiellement. C’est vers Vancouver que s’était dirigée Hagar Shipley une fois qu’elle eut quitté son mari, Bram. C’est là-bas que vit Stacey MacAindra, la sœur aînée de Rachel Cameron et l’héroïne du troisième volet du Cycle de Manawaka, Ta maison est en feu. À 39 ans, Stacey connaît tout des joies et des désagréments de la vie de femme au foyer. Son mari Clifford, alias « Mac », est représentant chez Richalife, un fabricant de vitamines. Mac se démène pour s’attirer les bonnes grâces de son patron, Thor Thorlakson, qui fait preuve d’un zèle étrange. Stacey et Mac ont deux garçons et deux filles. Entre l’aînée, Katie, une adolescente pleine de caractère, et la benjamine, Jen, incapable de parler à deux ans, Stacey s’efforce de maintenir le cap sur sa vie en répondant à ce qui est socialement exigé d’elle. Il lui faut souvent un scotch ou un gin-tonic pour faire le vide. Une liaison inopinée avec Luke Venturi, un écrivain plus jeune qu’elle, envenime son spleen domestique tout en réaffirmant le prix qu’a sa vie de famille à ses yeux.
Par rapport aux deux premiers volumes du cycle, Ta maison est en feu introduit plusieurs innovations sur le plan formel. Stacey n’est pas la narratrice du livre, mais sa principale focalisatrice, ce qui veut dire que la narration à la troisième personne s’organise autour du point de vue structurant de la jeune femme. Différentes marques textuelles, comme des phrases laissées incomplètes ou des monologues intérieurs annoncés par de longs tirets, sont révélatrices du travail de stylisation du récit que Laurence a effectué. Cette approche novatrice est reconduite dans Un oiseau dans la maison, quatrième volet du cycle qui est aussi le plus original en ce qui a trait à la mise en forme. Les huit segments narratifs dont il se compose constituent autant d’épisodes dans la vie de Vanessa MacLeod, une écrivaine originaire de Manawaka, que l’on suit de l’enfance à la vie adulte. Vanessa est le témoin alerte et lucide d’une vie familiale clanique qui n’a rien de banal. La teneur semi-autobiographique du livre préparait Laurence à livrer son œuvre la plus aboutie et la plus personnelle : Les devins.
La fille du Charognard
Le volet conclusif du Cycle de Manawaka n’en impose pas seulement par le format (750 pages dans l’édition Alto), mais aussi par la maturité du style et la richesse des sujets abordés. Laurence décrivait Les devins comme son « autobiographie spirituelle7 ». Le titre est matière à interprétation, car comme l’a relevé Christine Eddie, il n’y a « qu’un seul ‘vrai’ devin8 » dans le roman : le vieux sourcier Royland, voisin de l’héroïne et figure secondaire dans l’économie du récit. La narratrice des Devins se nomme Morag Gunn, une orpheline aux origines écossaises (tout comme les Shipley et les McLeod). Le lecteur peut la suivre au fil des 47 premières années de sa vie, du jour où elle est recueillie par Christie Logan et sa femme Prin, jusqu’à celui où sa fille Pique, jeune adulte, découvre comment employer sa vie. L’action se déplace de Manawaka vers Vancouver, Toronto, Londres et McConnell’s Landing (petite localité fictive d’Ontario). Le père adoptif de Morag, Christie, est surnommé « le Charognard » en raison du métier qu’il exerce, éboueur. La curieuse complicité qui se noue entre Morag et lui est l’un des aspects les plus poignants du récit. Infatigable conteur fasciné par le gaélique (la langue perdue de ses ancêtres) et par les poésies d’Ossian, il éveille en partie chez Morag la vocation d’écrivain. Il l’aide à imaginer le passé glorieux de son ancêtre, Gunn le Cornemuseur. Une autre figure masculine marquante du récit est Jules « Skinner » Tonnerre, ami de Morag qui disparaît et reparaît à des moments-clés de sa vie et qui permet à Laurence d’évoquer le sort des Métis. Mais les personnages les plus évocateurs restent les femmes : Morag, qui préfère l’insécurité d’une mère célibataire au bonheur fade d’un couple bourgeois ; sa fille Pique, qui s’épanouit en assumant ses origines métisses ; Prin, la mère adoptive malade d’obésité ; la fragile Éva Winckler ; la fidèle amie Ella Gerson ; Fan, la strip-teaseuse dompteuse de pythons… De Manawaka ou d’ailleurs, les femmes chez Margaret Laurence incarnent la nécessité de résister aux pressions sociales.
1. Christine Ferniot, « Les devins, Margaret Laurence », Télérama, 15 mai 2010.
2. David Homel, « Margaret Laurence, notre voisine méconnue », La Presse, 3 mars 2012.
3. Margaret Laurence, Le cycle de Manawaka I : L’ange de pierre et Une divine plaisanterie, Alto, Québec, 2012, 762 p., 26,95 $ ; Le cycle de Manawaka II : Ta maison est en feu et Un oiseau dans la maison, Alto, Québec, 2012, 713 p., 26,95 $ ; Le cycle de Manawaka III : Les devins, Alto, Québec, 2012, 749 p., 26,95$.
4. Street of Riches (1957) est la version anglaise de Rue Deschambault (1955), traduite par Harry Lorin Binsse.
5. Nouvelle offerte gratuitement en format ePub sur le site de l’éditeur.
6. Margaret Atwood, « Postface », dans Margaret Laurence, Une divine plaisanterie, Joëlle Losfeld, Paris, 2006, p. 250.
7. Margaret Laurence, Dance on the Earth, McClelland & Stewart, Toronto, 1989, p. 6.
8. Christine Eddie, « Préface », dans Margaret Laurence, Les devins, Alto, Québec, 2012, p. 13.
EXTRAIT
Les strates de rêve sont si nombreuses, il y a tant de membranes trompeuses qui enveloppent l’esprit que j’ignore leur existence, jusqu’à ce qu’une réalité coupante ne les tranche, et je vois alors les créations de mon imaginaire pour ce qu’elles sont, déformées, bizarres, grotesques, une plaisanterie insupportable si on la regarde de l’extérieur.
Une divine plaisanterie, Le cycle de Manawaka I, p. 686.