Les chercheurs qui ont rendu cette publication possible ont raison d’en souligner l’originalité : « Il est rare d’avoir accès à une correspondance à trois voix ». En revanche, le titre du bouquin laisse songeur : en effet, Une famille extraordinaire peut laisser l’impression que des chromosomes communs reliaient Jacques Ferron, sa sœur Madeleine et Robert Cliche, époux de Madeleine. Certes, trio il y a, mais les signatures révèlent deux familles. À lire certaines lettres, on devra même admettre que le sang Ferron n’astreint pas tous ses membres à une seule orthodoxie.
Au départ, Jacques occupe presque seul l’avant-scène. Il voltige, pique, multiplie les cabrioles, fréquente la poste. La médecine l’intéresse, mais il lui tarde de se consacrer à l’activité littéraire dont il rêve depuis le collège. Huit des dix premières lettres du recueil sont de lui. Peu à peu, cependant, Robert Cliche, ancien compagnon d’université, se faufile dans le décor. Madeleine Ferron n’apparaît qu’à la seizième lettre ; c’est pourtant elle qui vaudra à cette correspondance de haut vol ses moments les plus dramatiques. Alors que Robert et Jacques échangent leurs opinions aussi allègrement à propos de politique, d’automatisme, de théâtre qu’au sujet de la Beauce ou de la Gaspésie, Madeleine quadrille avec vigilance et affection son tumultueux fief familial. Les relations entre les sœurs Ferron et le reste du clan sont, en effet, tenaces et de maniement délicat : le courant artistique y vibre dans toute sa liberté. Quand, au fil des ans, Robert Cliche verra décroître sa ferveur libérale et que Jacques Ferron se permettra des originalités de célébrité géniale et imprévisible, Madeleine deviendra la référence apaisante pour les deux ego masculins.
Un propos de Jacques au sujet de leurs parents provoque une réaction acide de Madeleine. « Je continue de considérer ta mère avec un certain mépris, écrit Jacques comme s’il ne s’agissait pas également de sa propre mère : elle s’est laissée mourir, elle est morte comme elle est née, comme une plante, comme une bête, toute en Dieu. Comme je lui préfère ton père ! Sa mort a été un acte de courage et de liberté. » Madeleine couve un temps sa réplique, elle n’en sera que plus cinglante. C’est au secours du père, suicidé, qu’elle semble voler d’abord : « Tu as bien raison de mépriser ton père, moi aussi, je lui trouve bien des torts. Et son plus grand tort, c’est peut-être de t’avoir fait instruire, vaut mieux être ignorant quand on manque de cœur et de jugement ». Madeleine enchaînera avec une épître digne d’un scalpel rugissant. Jamais Jacques ne s’excusera, mais il n’adoptera plus le même ton. La correspondance s’en ressent.
Sobrement, sans fausse pudeur ou voyeurisme, Lucie Joubert et Marcel Olscamp ajoutent ainsi un jalon à leur remarquable travail d’hommage et de reconstitution. Cette étape épistolaire mène le lecteur tout juste au lendemain de l’élection de Jean Lesage (1960) : les trois personnalités en auront encore beaucoup à dire ! Qu’il soit permis d’exprimer une certaine hâte…