Parce que son humour s’est exercé sur les Québécois comme sur tout ce qui vit et bouge, y compris lui-même, Mordecai Richler est mal perçu et même ignoré dans son pays d’origine. On lui reconnaît tout juste, en raison du film tiré de son roman L’apprentissage de Duddy Kravitz, le mérite d’avoir fait revivre un quartier juif de Montréal. Seule excuse, bon nombre de ses textes n’ont jamais été proposés en français au public québécois. Le recueil préparé par Nadine Bismuth signale donc une myopie gênante : un seul de ses quinze éléments avait déjà fait l’objet d’une traduction.
Richler présente ici des facettes contrastées de son vigoureux talent. Il critique les complaisances universitaires, moque tel gouverneur général et ridiculise l’enseignement qui croit compenser le manque de talent, mais il livre aussi de pénétrantes réflexions sur son métier et la détermination qu’il requiert. « Il me semble parfois, écrit-il, que ce que les romanciers de ma génération réussissent le mieux, se célébrer eux-mêmes, est aussi ce qui les discrédite. Trop souvent, à mon sens, c’est nous qui sommes les héros de nos propres romans, intellectuels maladroits, mésadaptés, mais immanquablement adorables. » Conclusion : « Seuls quelques contemporains, par exemple Brian Moore, respectent ce que j’ai toujours considéré comme la première responsabilité morale du romancier : se faire l’avocat du perdant ». Nul persiflage dans cette profession de foi. Du Paris patrouillé pendant sa jeunesse, il reconnaît qu’il a surtout servi à se trouver lui-même. Sur l’Expo 67, il porte le regard de celui qui a vécu à Londres pendant vingt ans et y sent d’emblée la maturation accélérée de Montréal. En plus de multiplier les anecdotes croustillantes dont il est la victime plus souvent qu’à son tour, il brosse avec une reposante incorrection politique les portraits de contemporains : John Updike, Ernest Hemingway, J. D. Salinger, Truman Capote, Norman Mailer… Citant Saul Bellow, il juge désastreux l’enseignement de la littérature dans les universités : « Les professeurs ‘interprètent’ des chefs-d’œuvre, expliquent la symbolique du harpon d’Achab, mais n’instillent de passion ni pour le roman ni pour la poésie ». Le but de son existence d’écrivain ? « Je n’en demeure pas moins coincé avec mon idée initiale, qui consiste à être un témoin honnête de mon époque, du lieu où je vis, et à écrire au moins un roman qui durera, qui fera qu’on se souviendra de moi après ma mort. Je suis donc forcé de persévérer. » Quel écrivain n’en dirait pas autant ?