Au cours du XIXe siècle, l’Île de Terre-Neuve a généré de nombreux écrits de voyageurs français. Pourquoi Terre-Neuve ? Sans doute parce qu’il s’agit de l’un des rares endroits en Amérique du Nord qui comportent encore à l’époque des intérêts économiques pour la France. En effet, au lendemain de la Conquête du Canada par l’Angleterre en 1760, les Français ne disposent plus que du « French Shore », soit un droit de pêche sur les côtes nord et ouest de Terre-Neuve acquis en 1713 par le traité d’Utrecht, et de l’archipel Saint-Pierre-et-Miquelon qui leur a été rétrocédé pour servir de point de ravitaillement.
Après une brève introduction qui rappelle les grandes lignes de ces événements historiques, l’anthologie de Ronald Rompkey laisse parler les textes d’une trentaine de voyageurs, – officiers de marine, diplomates, scientifiques, journalistes et autres visiteurs – « qui ont interprété la région et son peuple au profit du public français ». Ces extraits sont intéressants en particulier comme témoignages de la vie à Terre-Neuve à cette époque et de son évolution « dans le cadre légal engendré par le nouveau parlement institué en 1832 ». Mais ces documents sont également révélateurs de la façon de représenter un espace pratiquement vierge de toute littérature. On constate en effet que pour rendre intelligible un monde relativement nouveau, la plupart des auteurs sont tentés de recourir à des allusions livresques et historiques, à des mythes, à des idées reçues, bref, à des référents culturels connus de leurs lecteurs. Pour le diplomate et écrivain Joseph Arthur de Gobineau, par exemple, les mythes de l’Arcadie et du Bon sauvage s’imposent spontanément pour représenter certaines réalités terre-neuviennes. Quelques voyageurs citent la Bible, d’autres les écrits de la Nouvelle-France ou encore les ouvrages de ceux qui les ont précédés à Terre-Neuve, certains font même appel à des œuvres de fiction comme celles de Walter Scott et de Fenimore Cooper. Autant dire que Terre-Neuve n’est rendu lisible qu’à l’aide de la médiation d’une construction culturelle, qu’il y a dans cette substitution de la référentialité à l’intertextualité comme un réflexe qui répond à un désir profond d’intelligibilité de l’espace, un désir de lecture du monde.