En vain chercherait-on dans ce livre hors d’un quelconque zodiaque un repère même modérément précis. Qu’il s’agisse des lieux, de l’époque, des personnages, rien n’est solide, fiable, digne de mémoire. Rien ne sépare le songe de la vie, ni la vie de la mort, ni l’espèce humaine des volatiles qui semblent se préparer en jacassant à bousculer les dominants humains. Antoine Volodine a tôt fait de détromper le lecteur qui croirait avoir trouvé des repères : « Quelques corps de vivants ou assimilés s’abritaient sous des toiles cirées », écrit-il pour le bien faire comprendre.
Mevlido ? Peut-être est-il sa propre réincarnation, mais peut-être son profil incertain a-t-il survécu à l’exfiltration qu’on lui avait promise. Ses souvenirs ? Ce qu’il en reste n’accède jamais à la clarté, tout au plus à un obscur sentiment de peut-être-déjà-vu. Ses amours ? Elles aussi hésitent entre l’imaginaire et l’évanescence : sa femme est, paraît-il, morte depuis vingt ans, mais Mevlido croit parfois apercevoir sa silhouette dans un flou de demi-jour. Depuis un temps mal cerné, Mevlido, si c’est lui qui raconte, cohabite sans insister avec une femme qui, elle aussi, se souvient mal d’un passé disparu… Dès lors, comment ne pas conclure à l’avènement d’un monde dispensé d’idéal, de raisons, d’éthique ? « Sur Terre, à présent, l’esclavage, les camps de survivants, le chaos, l’humiliation et le meurtre de masse n’ont plus cours. Les hominidés et leurs pratiques assassines, les hominidés et leurs discours cyniques ne sont plus qu’un souvenir. L’espèce dominante ne soulève jamais la question du bonheur ou du malheur, ce qui fait que, d’une certaine manière, elle est réglée. » Si le rideau tombe ainsi avec netteté sur le règne des humains, tout ce qui précède appartient à l’imprécis, au vague, au douteux. C’est le mode Volodine de descente aux limbes. Désormais domineront (peut-être) des mutants encore en train de négocier leur identité. Au nom de quelle réussite humaine s’élèverait une protestation ? Livre puissant, gris et inquiétant.