Tout comme Socrate a été prévenu de sa mort, Cornélius sait la sienne prochaine. Les détails lui importent peu, il tient seulement à quantifier le sursis. De manière à sauter du train avant son entrée dans l’ultime gare. Ce temps étroitement rationné, il l’emploie à faire défiler le passé sur son écran mental et, aux fins de comparaison, à demander des comptes à Socrate. Puisqu’il déboulonnait les suffisances en même temps qu’il s’affrontait à tous les mystères, Socrate ne devrait-il pas tout savoir du sens de la vie et de la mort ? Comme Socrate ne quitte guère son mutisme, le va-et-vient entre Athènes et le présent contribue surtout à accentuer chez Cornélius le sentiment du vide et de la futilité. Il n’aura été, conclut-il, « qu’une conscience exilée, malheureuse et errante ». Il aura beau chercher et trouver des défauts à Socrate, cela ne le consolera pas de son inutilité.
Le pâle héros est-il acculé à la résignation ? Il se tourne plutôt vers la colère. Une colère envieuse qui veut entraîner l’entourage et le monde entier dans la perte de sens. Admettre son propre vide ne suffit pas, il faut tout discréditer, tout salir, tout anéantir. Le retour en arrière qui, paraît-il, fait défiler pendant les secondes terminales l’ensemble de l’existence, dure cette fois plus longtemps qu’une syncope et occupe la plupart des pages : ratages en tous genres, femmes approchées et jamais essentielles, petits plaisirs inavouables… Heureusement, la rage est propice à la vigueur stylistique et aux raccourcis nerveux. La plume rugit, scande les épithètes rageuses, crache largement. C’est ainsi que Socrate et la foi chrétienne écopent d’un mépris vertement exprimé : « Rien d’étonnant à ce que les chrétiens, ces charognards masticateurs de dieux crevés, ces fins gourmets de l’ordure avariée, t’aient tant aimé. Sancte Socrates, ora pro nobis… »
Surgit pourtant, en fin de bilan, un émouvant élan de tendresse. Cornélius, hargneux, sec, salissant, livre à sa fille qu’il a à peine entrevue entre ses trois ans et la fin de son adolescence un secret qui perce le blindage : « Veux-tu que je te murmure un secret ? Un secret rien que pour nous deux ? Approche… Tout ce que j’écris, tous ces mots que je tape, toutes ces traces noires sur le papier, elles sont pour toi ». Combien de révoltes cachent, parfois assez mal, un tendre attachement ?