Avec ses corps cambrés et ses âmes tristes Saltimbanques – premier volume d’une trilogie – est l’histoire d’un cirque ; elle décrit un monde théâtral et désenchanté que restitue bien la première de couverture, Portraits de clowns, un tableau de l’auteur.
Le récit se situe en février 1946, dans une banlieue déserte de Gênes. À la fin de la seconde guerre mondiale, la troupe du Circus Alberti est exsangue et les saltimbanques rêvent tous d’un hypothétique départ pour l’Amérique. Un visiteur aux allures de S.S. arrive un jour, porteur de la bonne nouvelle : le cirque au complet partira très bientôt pour l’Argentine et débutera là-bas une nouvelle vie. Les mimes, les clowns et les magiciens, les jongleurs et les trapézistes, les dompteurs d’ours, les dresseurs de chevaux et de corbeaux, les lanceurs de couteaux et les diseuses de bonne aventure, tous reprennent espoir et se sentent de nouveau des artistes. Mais le conte de fée tourne au cauchemar : le voyage en Argentine n’était en réalité qu’une couverture pour permettre le départ clandestin d’assassins nazis pressés de quitter l’Europe ; les visas des forains ne valent rien et leur donnent tout juste le droit de s’installer sur un terrain vague, dans une nouvelle banlieue populaire, à Buenos Aires. La troupe monte un spectacle qui connaît un bref succès. Le temps de reprendre des forces, de se venger de celui qui les a trahis et de récupérer un peu d’argent, on reprend la route, sans regrets, mais sans grand espoir.
Le récit avance lentement, au rythme des événements qui jalonnent la vie de la troupe, décrivant un quotidien où les rires se transforment en grimaces. Cette métaphore du monde comme mascarade n’est pas très originale mais le roman met en scène des personnages attachants dans leur obstination à survivre et toujours prêts, même au plus profond de la défaite, à se laisser porter par leurs rêves.
Kaléidoscope brisé est le second volume de la trilogie. Après la fuite, vient pour le Circus Alberti le temps de l’errance et du désespoir. De l’Argentine au Brésil, du Paraguay à la Bolivie, la troupe poursuit ses pérégrinations, dérives, s’enfonce dans des paysages de boue et de végétation luxuriante, vit des aventures rocambolesques dans des pays décrits comme « baroques et primitifs », gouvernés par des militaires exaltés et grotesques, tragiquement comiques et dangereux. Dans ce deuxième tome, l’auteur donne libre cours à son talent de conteur et nous brosse un tableau truculent des régimes fascistes sud-américains. L’imaginaire de Sergio Kokis emprunte à la fois au réalisme et à la fantaisie. Son écriture est colorée, pittoresque, dense. La trame du récit se fragmente, sort des sentiers balisés, suivant un itinéraire et une chronologie imprévisibles : les vivants et les morts s’entremêlent comme dans un rêve ou dans un cauchemar. Mais c’est alors que le lecteur est plongé dans les aventures de la troupe, que l’auteur opère un saut dans le temps. D’une page à la suivante, le cirque a disparu, les saltimbanques se sont dispersés, Fuank le clown est patron de bar à Cuba en 1958, Gandalf, un autre clown, est mort dans un hospice, en Allemagne, en 1967, Oleg le dompteur d’ours a quitté Rio de Janeiro en 1969 après avoir été, durant vingt ans, pilote de la drague du port, Alberti, le directeur, est mort au Brésil en 1948. Ce croisement spatial et temporel, donne à la narration un souffle épique, un rythme captivant.
L’histoire du Circus Alberti est ainsi racontée par bribes, avec verve et sensibilité ; tragédies isolées, récits de vies juxtaposés, presque indépendants les uns des autres, les destins épars de ces artistes sont comme des fragments de miroirs colorés, comme les débris d’un kaléidoscope brisé. « La vie a été plus forte que le rêve, dit le mime Makarius, aucun artiste n’est capable de pardonner cet affront ». En posant plus de questions qu’il n’apporte de réponses Kaléidoscope brisé interroge, sur le mode de l’allégorie les qualités et le rôle de l’artiste dans nos sociétés.