Il semble difficile de parler de ce qui nous dépasse sans employer des mots comme « indicible », « innommable », « insondable », des mots qui ne signifient plus grand-chose quand il est question de poésie. Traverser Ravir : les lieux, c’est en effet vivre une expérience à la fois intellectuelle et sensible de la dispersion, pour ne pas dire de la disparition. « D’aucun voyage tu ne reviens / sans que ta vie, du rivage / encore lointain, ne s’approche. » Malgré l’obscure complexité de cette poésie, c’est vers la vie que marche la poète, vers laquelle elle nous invite aussi à marcher, « les taches de vies / au bord des jours, les visages / que l’ombre a cessé d’enfouir ». Mais est-ce possible de trouver cette présence à travers les mots, cela ne mène-t-il pas, au contraire, vers un lieu de plus en plus invivable, et qui plus est, inaccessible aux autres ? La question devient, semble-il, le centre flou de ce discours, et elle ne manque pas de remuer le lecteur au cours de son voyage. Comme elle l’évoque elle-même, la poète reprend la plume de ses prédécesseurs, comme on se passe le flambeau, pour mettre un peu de lumière dans la sombre caverne de la destinée humaine. Mais au bout du compte, peut-être ne savent-ils tous, depuis les Grecs, que s’effacer un peu plus. À vouloir dire l’indicible, quelque chose comme des paysages de sable qui s’émiettent ou le retrait du monde, la poète nous dit surtout son immense solitude. Quelques passages font penser à l’univers de Paul Celan (d’ailleurs, l’évocation des roses est peut-être une référence volontaire à Rose de personne) ; les noms de Virginia Woolf, Goethe, Rilke, Marina Tsvetaeva apparaissent au fil des pages. Rien qui ne réfère à autre chose qu’au désert que crée une écriture acharnée au cœur de l’existence. Les paradoxes sont donc nombreux dans ce texte d’une rare densité. Plus qu’ils ne s’opposent, les concepts se fondent les uns aux autres pour former de nouveaux espaces intimes qui rendent unique la voix d’Hélène Dorion. Que le prix Mallarmé 2005 lui ait permis d’atteindre un plus grand lectorat, ce n’est que mérité.