« Je suis venue au monde étonnée, autrement dit, inconsciente. » Ainsi commence de façon magistrale le récit d’une vie personnelle sans vaine introspection, plutôt tournée vers le monde, ancrée dans l’histoire qui se fait en même temps que dans la construction d’elle-même. C’est en cela que ce récit de sa vie n’est pas une banale autobiographie mais bel et bien des mémoires.
Médecin, sociologue, écrivaine, professeure, militante indépendantiste et féministe, en un mot une femme instruite, cultivée et engagée. Une femme déterminée, tellement libre qu’elle n’a jamais eu à se libérer. À vrai dire, une femme née libre. Or, paradoxe formidable de son existence, à cause de l’innéité de cet état, Andrée Yanacopoulo met un temps infini à arriver à elle-même. En réalité, cela se produit après la mort de son dernier compagnon, où peu à peu elle assume seule, avec une sérénité sans cesse grandissante, l’entièreté de son existence.
Mais suivons-la depuis le commencement et selon la division en quatre parties de l’ouvrage, chacune intitulée du nom d’une des villes qui ont abrité son existence.
Tunis où elle naît et vit jusqu’à la fin de son adolescence, ville aimée, en dépit du mépris de sa mère pour ce protectorat de la France, qu’Andrée quittera d’ailleurs pour s’éloigner de cette arrogante Française de France par son père, à qui elle reproche d’avoir donné à ses trois enfants une enfance tronquée, à force de les couper de tout contact avec la partie de la famille et la culture tunisiennes. Avec l’esprit vif et curieux qui la caractérise, Andrée Yanacopoulo n’en découvrira pas moins l’histoire, les us et coutumes de ce pays, n’en appréciera pas moins les beautés. Les descriptions qu’elle en fait avec intelligence et style donnent le chapitre le plus riche et le plus réjouissant du livre.
Elle s’installe à Lyon à peine âgée de dix-neuf ans. Elle y passe son bac, puis fait ses études en médecine, jusqu’à l’obtention d’un doctorat en psychiatrie. Elle épouse un anthropologue dont elle est follement amoureuse, donne naissance à son premier enfant le jour prévu pour la présentation de sa thèse. Après quelques années d’une situation fluctuante, ils décident d’aller vivre outre-mer. Ils partent pour la Martinique avec leurs deux enfants. Il occupe à Fort-de-France un poste de chef de laboratoire. Elle y exerce sa profession à temps partiel, a son troisième enfant, découvre que Jean est un homme égoïste, un mari autoritaire et parfois violent. Après Tunis et Lyon, elle quitte cette ville sans état d’âme.
Et c’est Montréal.
On ne connaît très généralement Andrée Yanacopoulo que comme la compagne d’Hubert Aquin. Épisode de onze ans dans la vie d’une femme qui écrit ses mémoires à l’âge de 86 ans, révélant les péripéties d’une existence exceptionnelle depuis sa naissance jusqu’à aujourd’hui. Exceptionnelle non seulement par les faits qui la jalonnent mais par la manière dont elle les vit grâce à une compréhension parfaitement adéquate à leur réalité et à leur sens.
On pourrait croire qu’Andrée Yanacopoulo contribue allègrement à cette minimisation de son parcours, la partie centrale de son ouvrage étant composée de chapitres intitulés : « Avant Hubert », « Avec Hubert », « Sans Hubert ». Or, il n’en est rien. Hubert Aquin est au cœur du cœur de son être. Un cœur gros comme le monde, rempli de l’histoire, de la connaissance, du savoir, de la culture, qui au cours des âges ont façonné l’humanité. Hubert Aquin est à ses yeux un remarquable spécimen de cette humanité, aussi complexe que celle-ci, aussi bon que mauvais, rationnel qu’insensé, créateur que destructeur, enchanteur que désolant. À la fois un accident et une nécessité, comme on décrit la vie en science et en philosophie.
Une vie mouvementée avec un tel homme que l’auteure de Prendre acte aime inconditionnellement et à jamais, sans aucunement s’empêcher de s’en distancier, dans le récit de ses tenants et aboutissants, avec anecdotes en sus. Aucune révélation cependant sur la personne et le personnage Aquin, sa vie, sa pensée et son œuvre étant déjà archiconnus, si ce n’est la relation, émouvante, des soins aimants et attentifs qu’il donne au fils unique, né de leur union.
Bref, rien pour les voyeuristes. Tout pour les amateurs de découverte de la manière particulière d’Andrée Yanacopoulo de vivre les événements de cette période de sa vie qui coïncide de bout en bout avec ceux de l’histoire du Québec d’alors, qu’elle épouse aussi étroitement que son homme.
En refermant Prendre acte, tel qu’Andrée Yanacopoulo a intitulé ses mémoires, c’est le mot intelligence qui m’est en premier arrivé à l’esprit et l’a ravi pendant longtemps. Plus tard, ont suivi les mots culture et engagement, enfin style. Bien entendu cet ouvrage est l’expression inséparable de toutes ces qualités.