On ne peut qu’être admiratif devant l’immense talent de Laurent Gaudé, être fasciné par le souffle d’une écriture qui fait surgir de la page des êtres plus grands que nature dont le destin, s’il nous est souvent connu, se déploie sous nos yeux sous un jour chaque fois nouveau, réinventé, démultiplié par le pouvoir d’évocation des mots et des images. Pour seul cortège nous plonge au cœur du dernier festin auquel participe Alexandre le Grand, entouré de ses plus fidèles officiers, au moment même où l’immense empire qu’il aura érigé s’apprête à basculer sans qu’aucun autre signe ne soit donné, si ce n’est cette fièvre soudaine qui s’empare du plus grand conquérant qu’aient jamais connu l’Orient et l’Occident et qui l’emportera avant même que la rumeur de sa mort ne puisse se répandre. « Au premier spasme, personne ne remarque rien et ceux qui l’entourent rient encore. » Le ton est donné, le drame annoncé, les acteurs n’ont plus qu’à assumer leur rôle.
La force du roman repose en grande partie sur l’alternance des voix qui, comme dans une tragédie grecque, se relaient pour porter l’action et en éclairer les multiples aspects qui nous sont révélés au fur et à mesure que la fièvre s’installe jusqu’à ce que la mort prochaine s’avère inéluctable : l’ambition d’Alexandre, ses rêves de conquête, l’admiration de ses proches, la fidélité de ses généraux comme leur crainte de voir s’écrouler l’empire qu’ils ont contribué à créer à ses côtés, et celle de Dryptéis, fille de Darius et épouse d’Héphaïstion, compagnon et amant d’Alexandre, qui craint pour la vie de son fils au moment où elle aperçoit le cortège arrivé aux portes du château où elle s’est réfugiée. S’amorce alors la dernière conquête qu’entreprend Alexandre, celle de l’éternité, aux côtés de Dryptéis et de ses plus fidèles généraux qui se disputent déjà l’héritage d’un empire à préserver. Et la voix de la mère d’Alexandre qui, tel un leitmotiv, se fait entendre tout au long du périple qu’aura été sa courte, mais exaltante existence : « À qui appartiens-tu ? À mes compagnons lancés au galop dans la plaine et à l’éternité qui s’ouvre devant moi. »
Un roman dont on ressort tout aussi époustouflé qu’ébloui.