Malgré ses centaines de pages, le bouquin ne réussit pas à contenir tout le bien que Jean Chrétien pense de lui-même. Tout n’est pas immérité dans ces autocongratulations, mais aucun sens de la mesure ne s’y manifeste. Le ton n’est pas celui d’un homme d’État qui, sa mission accomplie, s’apaise et dégage les leçons de l’histoire ou les charnières de son bilan ; le Jean Chrétien des années de militance poursuit sur sa lancée avec une hargne inentamée. Quiconque l’a contredit, depuis les vilains séparatistes jusqu’aux conservateurs de Mulroney en passant par l’ambitieux Paul Martin, mérite l’enfer. Le lire est d’autant plus crispant que les collaborateurs de l’ex-premier ministre ont recueilli ses propos en privilégiant l’expression orale : le style du bagarreur est remarquablement préservé.
Le plus étonnant, c’est la constance avec laquelle Jean Chrétien balaie l’évidence et aligne l’histoire sur ses marottes. « […] on a imaginé que je le [Alfonso Gagliano] congédiais, ou à tout le moins que je l’éloignais du gouvernement. Au contraire, j’avais toujours vu en Gagliano un homme honnête, populaire et extrêmement vaillant. » Les bourses d’études du millénaire sont pour lui un utile coup de pouce donné à la jeune génération, jamais une intrusion dans les compétences provinciales. La nuit des longs couteaux ? Elle n’a pas eu lieu. « Ottawa, déclare Jean Chrétien, n’a fait qu’agir dans le respect des lois et des conventions arrêtées par la Cour suprême du Canada. C’est René Lévesque qui a trahi la bande des huit… » À propos de la TPS, Jean Chrétien prétendra n’avoir jamais promis de l’abolir. C’est tout juste s’il reconnaît du bout des lèvres s’être laissé aller « comme chef de l’opposition à épouser l’hostilité de [s]on caucus à la TPS » et avoir « semé une certaine confusion au cours de la campagne électorale en commettant un lapsus un jour où [il était] fatigué ». Si le Canada s’est tenu à l’écart de l’Irak, les énormes manifestations de Montréal n’y sont, affirme Jean Chrétien, pour rien. En vantant les mérites, souvent réels, de son gouvernement en matière de lutte au déficit, il oubliera que les milliards nécessaires ont été prélevés dans la caisse de l’assurance-chômage sans compassion pour les démunis. Quant au fait que le président Bush ne l’a jamais reçu dans le Saint des Saints, qu’on laisse tomber les bruits trompeurs : il y eut, nous dit-on, des invitations, mais les agendas des deux chefs d’État sont demeurés inconciliables… Ce n’est pourtant pas en triturant l’histoire qu’on s’y loge de façon crédible.