Sur une île du Pacifique où la nature a été particulièrement généreuse, sévit une guerre civile sanglante. Un Blanc, le seul du village, fait la classe à un groupe d’enfants noirs. Garder l’école ouverte est une façon comme une autre de faire comme si la vie était normale. Mr Watts, jusque-là tenu pour un original un peu simple d’esprit, commence la lecture à voix haute des Grandes espérances, de « Monsieur » Dickens. Bientôt, Mister Pip (le personnage principal) deviendra pour Matilda (la narratrice) et ses compagnons un être à part entière, à qui ils s’identifient complètement malgré le décalage géographique et temporel. Avec leur instituteur, ils commentent ses actions sans craindre de les remettre en question et s’interrogent sur ses motivations en se demandant comment ils auraient agi à sa place. Le personnage devient dès lors plus important pour eux que les ancêtres dont ils sont censés honorer la mémoire. Plus important – et surtout plus réel – que Dieu aussi, au grand dam de la mère de Matilda, qui ne cessera, bien qu’elle soit elle aussi sous le charme de la fiction, de détruire la crédibilité de l’instituteur improvisé.
Au début du roman, les exactions des rebelles restent surtout des menaces et la naïveté des enfants, habilement rendue par le point de vue de la narratrice, confère au récit une tonalité plus ironique que tragique. Et pour cause : dans un contexte où l’humanité se révèle sous ses côtés les plus sombres, une œuvre de fiction fait découvrir à la jeune fille que ce sont la conscience, l’imagination et la mémoire qui distinguent l’être humain des animaux, caractéristiques qui lui font entre autres éprouver la peur de la mort et la compassion.
La guerre, avec la bêtise et l’ignorance qui l’alimentent, aura cependant raison des bonnes intentions. La confusion qui règne sur l’identité de Mister Pip conduira à des actes barbares dont la mère et l’instituteur seront, malgré leur différend, les victimes solidaires. Par la suite, pour oublier ces scènes d’horreur et fascinée par l’univers de Dickens, Matilda se réfugiera dans l’étude de la littérature jusqu’au jour où elle aura la curiosité de connaître le passé de ce professeur marginal auquel elle s’était attachée. Elle y découvrira la détermination mâtinée d’intransigeance qui caractérisait sa propre mère. Ensuite, afin de faire la paix avec ses fantômes, elle prendra la plume pour son propre compte et retournera vers son passé.
Avec Mister Pip, Lloyd Jones signe un premier roman aux thèmes universels et à la forme maîtrisée, qui montre que la littérature, si elle est impuissante, n’en est pas moins essentielle.