Andrée Laurier a publié six ouvrages depuis 1995, dont quatre romans. Parmi ceux-ci, Mer intérieure, deuxième volet d’un cycle publié en 2000 et réédité en 2013. Le jardin d’attente clôt cette trilogie qui avait commencé par L’ajourée.
Ce roman s’étend dans un long souffle fragilisé, où les mots s’accordent pour inventer une musique venue d’une dimension inconnue. Dans ce récit, les personnages ne respirent pas, ils emplissent l’espace et se recommencent… Ils s’accrochent aux heures et n’ont pas d’âge, sinon celui de l’enfance. Et ils parlent par petites phrases vaporeuses, dans une narration qui prend racine au creux des émotions.
Claudia, 21 ans, part à la recherche d’elle-même en voulant retrouver la trace d’Hélène, qui a survécu à l’accident dans lequel sa mère Caroline a perdu la vie il y a plusieurs années déjà. Malgré le temps qui a passé, elle cherche encore à « revenir du choc », à se définir, à « s’assouplir ».
Dans son désir de refaçonner sa mère disparue sur la glace d’une bretelle d’autoroute, Claudia s’arrime au mince présent d’Hélène, la survivante de cet impact, celle qui a vaincu la mort mais qui a perdu le souvenir de sa vie, qui est finalement « sortie du non-temps où l’avait mise son amnésie pour arriver à ce non-être » qui la définit maintenant. C’est dans ce non-être que Claudia cherchera le souvenir de sa mère, ce qui permettra à Hélène de se réapproprier quelques filets de souvenirs, en côtoyant des êtres qui l’ont un jour croisée, dans son passé effacé.
« Je voyage tellement mieux assise », confie Hélène, d’entrée de jeu. Et Claudia met la table, lui présente ses découvertes du monde, lui offre un bagage de nouveaux souvenirs susceptibles de meubler sa mémoire encore presque vierge.
L’absence, dans le regard que posent les protagonistes sur leur intériorité, n’a pas besoin de miroir pour se réfléchir. D’ailleurs, des miroirs, il n’y en a point dans l’univers d’Hélène, la « femme ajourée », celle « qui n’est plus personne », qui camoufle le peu qu’il reste de sa représentation matérielle sous des vêtements informes et trop amples et qui déplace à petits pas son corps de survivante.
Dans Mer intérieure, les images s’éclaircissent au fil du récit, en suivant l’évolution des paysages visités. La lumière renaît lentement, très lentement de cet univers sombre où les regards ne se croisent pas, se cherchent et parfois se devinent. Les mots mêmes participent à cette renaissance, suivent une lente progression, s’animent au rythme des printemps qui jalonnent ce parcours.
Récit de Claudia, une jeune fille devenue femme sans la présence de sa mère, ou récit d’Hélène, un être dont l’absence d’un passé a effacé son existence dans le présent, Mer intérieure se veut porteur d’une quête de soi qui laisse émerger une conscience collective.
La symbolique et la musicalité appuyée de ce roman poétique le rendent quelque peu hermétique par moments et, pour y accéder tout à fait, il faut faire preuve d’une certaine persévérance. Malgré cette limite, il s’agit d’un roman qui nous habite longtemps, une fois la lecture terminée, et qui mérite qu’on s’y attarde, pour les images qui surgissent, pour les bijoux de phrases, pour le parcours fragilement triomphant recréé sous nos yeux. Chaque mot est comme une perle à l’intérieur de sa coquille dans une mer aux mille trésors ; la prose d’Andrée Laurier se veut exigeante et paradoxalement ressourçante.