Il y a un décalage entre la parution de Mauvaises passes en français et sa publication en arabe en 2006. Les lecteurs francophones reçoivent ce texte après le printemps arabe et ne peuvent s’empêcher de le lire à la lumière du soulèvement du peuple égyptien en 2011.
On retrouve, en effet, dans ce court roman, les ferments de la révolution à venir : la pauvreté, le chômage, la crise du logement, les clivages sociaux, les interdits religieux et les commandements de la tradition. Rien n’est simple pour Mohamed Ibrahim, narrateur et ancien propriétaire d’une salle de jeux électroniques qui servait de refuge mixte aux jeunes lycéens privés de lieux de rencontre. Jugée contraire aux bonnes mœurs, la salle est fermée et, depuis, Mohamed Ibrahim erre en quête d’une échappatoire, d’un improbable moment de plaisir, d’une solution à l’impossibilité de réalisation de la moindre aspiration personnelle.
Les infimes morceaux de liberté que le narrateur réussit à arracher à son quotidien établi d’avance sont dérisoires. Il parvient tant bien que mal à louer une chambre hors de la maison paternelle et loin de la banlieue du Caire où sa famille s’est installée. Ce refuge était une promesse de désirs enfin comblés, mais jamais la promesse ne sera tenue. Le monde extérieur s’immiscera constamment entre le narrateur et un plaisir presque touché du doigt mais toujours différé.
Le texte saute d’un événement à l’autre, revient au premier, anticipe sur un troisième sans aucun respect d’une logique quelconque. Le choix du présent et du futur de narration donne une densité temporelle au récit qui amplifie l’impression de désordre produite par la structure non linéaire. Dans ce chaos, reflet d’un Caire éclaté mûr pour les bouleversements imminents, la narration à la deuxième personne du singulier fait émerger un être qui se raconte sa vie en la vivant, comme si c’était un moyen de se prouver sa propre existence.
Mohamed S. al-Azab nous offre une tranche de vie dans le Caire du XXIe siècle cruelle de réalisme mais dénuée de lyrisme et d’emphase. Une belle découverte.