Pour cesser de dire qu’« on ne comprend pas ».
Beaucoup de choses se sont écrites – et pensées – depuis vingt ans sur les phénomènes connexes du terrorisme, du djihadisme et de l’islamisme. Le mot « incompréhensible » est un de ceux qui reviennent le plus souvent. Pourtant, pour comprendre, il suffit parfois de poser des questions… et d’écouter les réponses.
Pendant dix ans, Maria Mourani a rencontré et interrogé des dizaines de personnes – non pas des spécialistes, ni des quidams lors de soirées entre amis, ni des commentateurs publics. Non, elle est allée entendre les premiers intéressés : les jeunes djihadistes eux-mêmes, et leur entourage familial. Dans certains cas, cet entourage (principalement la mère) était la seule source disponible, car le jeune dont il est question est disparu en Syrie – mort (ou déclaré tel) ou non. Dans d’autres cas, c’est le rescapé qui témoigne lui-même.
L’ouvrage prend ainsi la forme d’une dizaine de récits individuels, tous écrits au « je » même si le témoignage n’a pas toujours été recueilli de première main. Les cas sont très variés, depuis le garçon qui a vécu une enfance infernale lui ayant ravi tout espoir de connaître la justice dans son milieu de naissance européen jusqu’à la jeune fille élevée par des parents aimants, tombant à dix-neuf ans sous le charme d’« un homme un vrai » qui réussit à la convaincre de troquer ses décolletés et ses hauts moulants pour le jilbab (longue robe couvrant l’intégralité du corps) et le foulard, et de tout plaquer pour partir avec lui en Syrie.
Point commun des cas cités : le but premier de ces jeunes, qui se sont tous fait embobiner grâce à des techniques très sophistiquées de recrutement par séduction (au sens amoureux dans le cas des filles, au sens d’un appel à une vie exaltante chez les garçons), n’est pas de donner la mort – ni à d’autres ni à soi. « Des gars comme moi, il y en avait des tas en Syrie. […] on avait tous ce désir d’autre chose, d’un autre monde. Celui que nous pouvions créer. […] Ça peut vous paraître aberrant, mais j’étais heureux avec eux. Je me suis senti enfin vivant. » Certes, la foi en Allah et l’exaltation de leur mission leur font mépriser la grande faucheuse et les amènent sur des chemins que les autres jeunes Européens fuiraient à tout prix. Mais leur objectif avant tout est de lutter contre les injustices et de secourir des victimes. Tous, ils sont révoltés par le sort que subit la population syrienne sous la férule de Bachar al-Assad pendant que l’Occident reste les bras croisés. « Je ne peux pas rester ici à rien faire ! », lancent-ils à des parents ébaubis qui ne savent que répondre à un enfant qui n’est déjà plus le leur, ayant déjà coupé brutalement le lien filial, attiré par « l’esprit de camaraderie et le sentiment d’appartenir à une nouvelle famille, puissante, forte [qui lui] confèrent une protection, le respect, l’honneur […]. Ils ont enfin du pouvoir sur leur vie et sur les autres ».
C’est souvent une fois sur place qu’ils comprennent qu’il est question non pas de « faire de l’humanitaire », mais de tuer des gens, y compris éventuellement des civils. Mais il est alors trop tard pour revenir, car les autorités de leur pays d’origine (France, Belgique) les traiteront comme des terroristes. Ils sont piégés.
Il est impossible que tous les djihadistes soient comme ceux-là, de simples cœurs purs pris dans les filets d’un système de recrutement qui n’est pas sans parenté avec celui des gangs de rue et des proxénètes ; si c’était le cas, le terrorisme n’existerait tout simplement pas. On ne peut donc que se dire, en refermant le livre, que le tableau n’est pas complet. Cela n’enlève rien à la crédibilité des témoignages criants de vérité qui sont rapportés ici, ni à la pertinence des réflexions fécondes de l’auteure sur la maladresse parfois patente des moyens pris – ou négligés – par nos autorités pour combattre ce qu’on appelle plus ou moins superficiellement la « radicalisation ». Pour aider ces jeunes à ne pas se laisser entraîner, il ne suffit pas de s’adresser à leur intellect en les « déprogrammant ». Il faut comprendre les affects profonds qui les motivent, des affects intimement liés à un manque parfois socioaffectif, parfois carrément existentiel, que notre société est peut-être mal outillée pour suppléer. « En réalité, ce qui importe, ce n’est pas ce que l’on croit (idéologie) ou pour quelle cause on dit vouloir lutter, c’est ce qu’on ressent avant, pendant et après l’avoir fait. Une puissance qui transporte, indescriptible, plus forte que tout, plus forte que la mort elle-même. »