Professeur à l’Université catholique de Louvain et éminent spécialiste d’Émile Verhaeren, Michel Lisse s’est fait connaître chez nous par la publication, en 1996, des actes du colloque international qu’il avait organisé un an plus tôt autour du travail de Jacques Derrida et qui portait le titre Passions de la littérature. Si la littérature et ses voies plurielles convoquent immanquablement le « style » de l’écrivain, son stylet, bref l’écriture, ses effets, ils, elle appellent également la (sa) lecture, inventant les échos des voix, voire des cris, qui agitent les traces de la Vie.
Dans la droite ligne de ce colloque, voici le second tome d’un parcours inauguré dans La soumission (1998), premier volume de L’expérience de la lecture, lequel mettait déjà en perspective des questions centrales de l’œuvre de Jacques Derrida, à savoir la loi, l’autorité, la filiation, le délai et même, l’appel d’offre, lieu par excellence de transaction et de passage entre les différentes généalogies du texte. Dans Le glissement, il s’agit cette fois de déplacer plus fermement le concept de lecture ‘ en particulier les illusions pragmatiques que des chercheurs naïfs, toujours férus de réception, continuent d’entretenir à son égard pour se sécuriser et conjurer les démons de la littérature – en examinant une série de textes (de Baudelaire à Paul Celan en passant par André Sempoux, Julio Cortázar, Francis Ponge et, bien sûr, Aristote, Descartes, Marx et Heidegger et Paul de Man) mettant en question la responsabilité de l’écrivain (à ne pas confondre, surtout pas, avec l’engagement), le legs, l’interprétation, l’exégèse, l’exigence, la règle, le déraisonnement et encore la signature.
Comme le développe Michel Lisse, lire impose au moins deux règles pour celui ou celle qui s’y engage : laisser palpiter l’oreille autant que l’œil, et donner à ses fantômes, à ses spectres, la chance de se manifester entre les langues. Aucun texte n’est transparent, de fond en comble lisible. Dialoguer avec les fantômes, cela oblige, soutient le lecteur (le scholar), à respecter la tradition d’où ils surviennent tout en affirmant sa propre voix, tout en prenant sa propre place sur l’autre scène qui se construit à l’occasion de la rencontre. C’est à ce prix que le secret du texte dévoile l’opacité et la lumière de la crypte. Lire, c’est rêver et laisser être l’inconnu qui se présente. Quitte à entrevoir la folie. Et la vérité, dont Nietzsche soupçonnait – s’en souvient-on ? – qu’elle était femme.