Dans Les arpenteurs du monde, Daniel Kehlmann racontel’histoire de « deux créatures venues d’un autre monde » dans l’Allemagne romantique de la fin du XVIIIe et du début du XIXesiècle. D’abord, il nous fait pénétrer dans les coulisses de la vie du mathématicien et astronome Carl Friedrich Gauss (1777-1855). Issu d’un milieu modeste, cet homme sombre, atrabilaire, d’une grande dureté avec ses enfants, haïssait aussi bien sa femme que les déplacements. Chez lui la sécheresse du cœur n’était contrebalancée que par un attachement infantile à sa mère et par son amour des femmes. Surnommé le « prince des mathématiques », Gauss était à ce point obsédé par elles qu’il sauta de son lit en pleine nuit de noces pour noter une formule. On lui doit, entre autres découvertes, celle du polygone à 17 côtés et la fameuse courbe de probabilité normale qui porte son nom.
En parallèle, Kehlmann met en scène la vie du naturaliste et explorateur Alexander von Humboldt (1769-1859). Issu d’une riche famille berlinoise que fréquentait Goethe, il était un élève médiocre qui découvrira relativement tard sa passion pour l’exploration. Avec un ami rencontré à Paris qui fut peut-être aussi son amant, Aimé Bonpland, il s’embarque pour l’Amérique du Sud, en 1799. Pendant cinq ans, il mesurera, comptera, chiffrera tout ce qui se présentera sur son chemin : longitude, latitude, pression atmosphérique, largeur des fleuves, profondeur des abîmes, force des courants et jusqu’au nombre de poux sur la tête des autochtones. Il n’hésitera pas à plonger au fond des gouffres, à escalader les plus hautes montagnes et à affronter mille dangers pour découvrir le canal reliant l’Orénoque et l’Amazonie. Ses découvertes lui vaudront la gloire.
Histoire de deux boulimiques de la connaissance, Les arpenteurs du monde aurait pu se perdre dans l’abstraction – et nous perdre du même coup -, considérant les sphères où évoluent ses héros. Sans réduire la complexité de leur pensée, Daniel Kehlmann réussit heureusement à les peindre dans toute leur humanité, coincés entre les vicissitudes et la médiocrité du monde qui les entoure et l’exaltation des projets qu’ils ne cessent de nourrir pour faire reculer les limites de l’ignorance. Cette quête du savoir n’est pas sans rappeler celledu Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse. Avec Les arpenteurs du monde, Daniel Kehlmann signe un livre captivant, souvent ironique et quelquefois d’une grande beauté. Pas étonnant que l’Allemagne lui ait fait un triomphe.