À première vue, le métier de taupe n’est pas de tout repos. L’agent s’insère en zone ennemie et attend. Aucun exploit n’est attendu de lui sinon celui d’un long silence. Ses employeurs souhaitent qu’il se fonde dans l’autre pays et qu’il attende le signal. Kiyeong n’a donc accompli que son devoir en fondant famille en Corée du Sud, en adoptant un mode de vie sans relief aucun, en cachant à tous, et même à son épouse sud-coréenne, sa véritable identité. Reste à savoir, après vingt ans de dormance, qui, du pays à espionner ou de l’espion, a assimilé l’autre. La taupe va-t-elle obéir au signal et revenir chez elle ?
À cette question, Kiyeong doit répondre dans les vingt-quatre heures. Il n’a accès à aucune explication. Le rappelle-t-on en Corée du Nord pour le punir d’une faute ou pour récompenser sa patience ? Il s’avoue d’ailleurs que les années vécues en Corée du Sud n’ont pas toujours été un enfer. Pressé par le temps, incapable de prévoir ce qui l’attend là-bas, écartelé entre sa loyauté politique et son attachement à la famille qu’il s’est créée, Kiyeong voit ses réflexes d’homme d’action se ranimer en lui, mais il ne sait vers quel but les lancer. « Aujourd’hui, Kiyeong se rend compte que la lassitude et la désillusion sont des éléments inhérents à la société sud-coréenne. » Était-ce mieux en Corée du Nord ? Et aujourd’hui ? « Là-bas aussi, bien sûr, un tel sentiment existait, mais dans une société socialiste il tenait plutôt du manque d’intérêt. Une absence de motivation en quelque sorte. Ce sentiment léger et éphémère pouvait disparaître à la moindre stimulation. En revanche, le désabusement capitaliste qu’il venait de rencontrer pour la première fois pesait lourd. » Rien pour le guider.
Il ne faudrait surtout pas réduire ce questionnement à ses aspects doctrinaux ou à un parallèle entre la consommation à l’occidentale et la discipline communiste. Rien d’abstrait ou de théorique dans le déchirement. Des humains de chair et de sang se rapprochent et se déchirent, on s’interroge sur « l’éternité de la vie », les gestes quotidiens traduisent et façonnent les convictions. « Ce que je suis actuellement, dit l’épouse de Kiyeong, c’est le résultat de tous mes choix. Tu comprends ce que je veux dire ? C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons voyager dans le temps. » Le tableau de Magritte, en couverture du livre, sert de conclusion : L’empire des lumières, c’est la coexistence entre de vastes zones d’ombre et quelques clartés humblement circonscrites.