Incapable d’écrire depuis un certain temps, Carlos Liscano se penche sur cette impossibilité à l’instar d’autres écrivains qui ont connu, à un moment ou à un autre, ces périodes troublantes, plus ou moins longues, qui suscitent un questionnement profond sur l’acte d’écrire et le sens qu’ils y accordent. Plutôt qu’un essai, L’écrivain et l’autre s’inscrit cependant davantage comme un témoignage intime de l’auteur sur son rapport à l’écriture, sur les circonstances particulières qui ont donné naissance à son œuvre – prisonnier politique en Uruguay pendant quinze ans, Liscano vivra en exil à Stockholm une douzaine d’années avant de revenir dans son pays natal – et sur sa définition de celui qui écrit.
« Tout écrivain est une invention. Il y a un individu qui est un, et un jour il invente un écrivain dont il devient le serviteur ; dès lors il vit comme s’il était deux. Celui qui veut être écrivain doit inventer l’individu qui écrit. [ ] L’invention ne se fait pas en une seule fois, et elle n’est jamais terminée. Il y a des étapes. [ ] L’invention est une discipline, un renoncement. Le serviteur renonce à tout ce qui ne consiste pas à employer sa vie à l’invention de ce personnage principal. Pour que l’inventé existe, le serviteur s’occupera du reste, de ce qui n’a pas de rapport avec la littérature. »
Cette position schizophrénique n’est pas nouvelle. Le témoignage de Liscano s’avère cependant poignant par la sincérité et l’intensité avec lesquelles il se livre d’une plume nerveuse et sobre. Parfois inquiet, parfois soulevé d’un élan, bafouillant, tâtonnant, il avance, recule, se contredit, insiste, découvre un nouvel angle, de nouvelles façons d’appréhender l’écriture et la vie tout en conservant pourtant une même cohérence jusqu’à la dernière ligne. Une démarche qui reflète d’ailleurs la pratique littéraire. « Parce que, écrire, c’est ça : partir sans savoir où on va arriver. Sans même savoir si on arrivera quelque part » puisque, précise-t-il plus loin, « [l]a littérature n’est pas un point d’arrivée. [ ] C’est un territoire immense, plein de lieux cachés, où ne peut entrer qui n’a pas une passion et un engagement absolus. On atteint un territoire, pas un but ».
En marge du questionnement sur les raisons de l’impasse littéraire à laquelle doit faire face « l’inventé », Liscano laisse aussi une voix au « serviteur ». Si l’écrivain ne sait plus comment poursuivre son œuvre, l’homme, lui, à l’aube de la soixantaine, est habité du regret de n’avoir pas été heureux mêlé du tenace espoir de pouvoir l’être encore. Car tout, chez l’auteur de La route d’Ithaque, Le fourgon des fous et Souvenirs de la guerre récente, est étroitement relié. Née dans l’obscurité du cachot d’une prison uruguayenne, l’œuvre de Carlos Liscano a besoin de la nuit pour éclore. Dès que le jour se couche, l’écrivain attend. Nuit après nuit. En quête de sa survivance. Tandis que l’autre, lui, attend de retrouver le jour pour voir des amis, marcher le long du fleuve, manger une orange
L’écrivain et l’autre de Carlos Liscano : une plongée au cœur des contradictions d’un écrivain exigeant.