En voulant raconter l’histoire de la Russie du dernier quart du XXe siècle – et du même coup celle d’une partie de l’Occident –, Le temps des cendres ne pèche pas par manque d’ambition. En effet, le roman de Jorge Volpi se lit comme un compte rendu romanesque des grands événements qui ont nourri les journaux de cette époque. Tout y est : de Tchernobyl à la réélection de Ieltsine, en 1996, en passant par le projet de bouclier antimissile de Reagan et la course au séquençage du génome humain. Ce passage de la Russie d’une société soumise aux diktats d’une poignée d’apparatchiks à une société livrée aux requins du capitalisme sauvage, Volpi le raconte à travers le destin de trois femmes.
Il y a d’abord la biologiste russe Irina, mariée au scientifique dissident Arkadi Granina. À mesure que la Russie s’enfonce dans une politique suicidaire de privatisation, Irina, lucide, réalise qu’au fond rien ne change en Russie si ce n’est ses oppresseurs. Pendant ce temps, leur fille Oksana s’étiole tragiquement, abandonnée à elle-même, consolée par la seule poésie d’Anna Akhmatova. De l’autre côté de la planète, l’Américaine Jennifer Moore, haut fonctionnaire au Fonds monétaire international (FMI), cherche à faire adopter de rigoureuses politiques fiscales par les pays qu’elle veut ramener dans le giron d’un capitalisme « durable ». Simultanément, elle gère des relations houleuses avec sa sœur Allison, rebelle, militante de toutes les oppositions, et avec Jack, son mari, un aventurier volage occupé à faire fortune dans le domaine des biotechnologies. Enfin, il y a Éva, l’émigrée hongroise vivant aux États-Unis, surdouée de l’informatique, croqueuse d’hommes, associée au décryptage des gènes humains, qui sera la maîtresse de Jack Wells.
Le moins que l’on puisse dire de Jorge Volpi, c’est qu’il a fait ses devoirs avant de prendre la plume. Les informations dont il abreuve le lecteur sur les problèmes liés au décodage du génome humain, sur les capacités de l’ordinateur à répéter les processus intellectuels humains, sur les techniques de détournement de fonds dans les pays dictatoriaux ou sur les aléas des stock options sur le marché boursier rendent éminemment crédible l’univers dans lequel il fait évoluer ses personnages. Malheureusement, ce qui est moins crédible, ce sont ces personnages eux-mêmes. À part peut-être les Russes, la plupart souffrent d’une schématisation qui frise souvent le cliché. Qui plus est, les liens que l’auteur établit entre tous ces destins paraissent artificiels, dictés par les besoins de l’intrigue plus que par leur plausibilité. Ces faiblesses nous empêchent finalement d’adhérer pleinement au récit. Brillant rappel de l’histoire récente, Le temps des cendres possède toutes les qualités d’un bon feuilleton scientifico-politique, mais pas celles d’un grand livre.