Je relis pour la troisième fois Le seul instant de Robert Lalonde et, pour la troisième fois, je ne sais sous quel angle rendre compte de ma lecture. Non que le livre me déplaise – bien au contraire, le plaisir des mots étant ici prolongé par celui des pastels et des aquarelles que nous offre l’auteur –, mais il me laisse chaque fois avec une impression empreinte de plénitude et d’évanescence. Dès que je crois m’en saisir, il m’échappe à nouveau. Instant fuyant, échappant à la linéarité du temps. Et je reprends ma lecture, parfois au début, mais le plus souvent au gré de l’humeur du moment, mon regard se posant sur telle aquarelle ou tel pastel qui cherche à fixer la fugacité de petits éblouissements quotidiens qui s’opèrent sous nos yeux, le plus souvent à notre insu. C’est peut-être, tout compte fait, la seule façon d’aborder ce livre : nous rendre à notre tour disponible, présent à ce que l’auteur traque et dévoile sous nos yeux.
Dans ce livre d’à peine cent pages où Sainte-Cécile-de-Milton se transforme en Walden, où Lalonde se décrit lui-même comme l’ermite et l’anachorète des lieux, non sans nous rappeler qu’il ne peut totalement parvenir à une telle extraction sociale, le lecteur est aussitôt subjugué par la présence au monde qui l’habite, par la quête quotidienne d’appréhension et de compréhension des éléments qui le composent et qui, le plus souvent, échappent au regard, trop pressés que nous sommes à agir, à être en mouvement plutôt qu’à l’écoute. Lalonde épouse ici, à sa façon, la démarche de Thoreau et d’Annie Dillard, empruntant tour à tour leurs mots, comme ceux de tant d’autres écrivains, philosophes, poètes, scientifiques, peintres, pour mieux circonscrire sa propre pensée, sa propre démarche d’écrivain, et tenter, à leur suite, de saisir la lente marche de l’univers. « Si je lâche la plume, écrit Lalonde, tout s’arrête : je ne suis vivant que lorsque je suis témoin. Et je ne suis témoin qu’en écrivant. » Le propos de Lalonde s’inscrit ici dans un parfait dialogue avec celui d’Annie Dillard et de son lumineux recueil de textes En vivant, en écrivant.
Indissociable de la démarche adoptée ici par Robert Lalonde, l’importance du regard, de la vision, celle qui en un seul instant fait jaillir ce qui se dérobait jusqu’alors à la vue, à l’intelligence à la fois cognitive et sensorielle. Au fond, nous rappellent tous les passeurs de mots et de sens auxquels s’allie Robert Lalonde, le seul instant qui compte n’est autre que celui où nous prenons pleinement conscience de notre présence au monde, et y trouvons sagement la seule justification qui vaille.