« Mon père était un écrivain français mineur, qui ne possédait pas même un exemplaire des quelque soixante ou soixante-dix livres qu’il avait écrits. » Ainsi s’amorce le récit qu’Antoine Audouard, lui-même écrivain et éditeur, consacre à son père. S’y brosse au fil des pages le portrait d’un homme complexe, doué et tourmenté, charmeur et indiscipliné. Longtemps journaliste au Canard enchaîné, Yvan Audouard voit le jour à Saigon alors que son père, militaire français, y était en poste en 1914 au moment où l’Empire colonial français vivait ses heures de gloire. De ce lieu de naissance, il gardera le souvenir d’un monde à jamais disparu, un monde qu’il finira par idéaliser en voulant, au terme de sa vie, en raviver le souvenir et écrire le seul livre qui, à ses yeux, mériterait qu’il lui survive. Le projet ne repose pas tant sur l’évocation et l’idéalisation d’un passé perdu que sur la tentative de réconciliation avec le père, qu’un sabre qui trônait dans le salon familial rappelait à la fois l’absence physique et celle qui avait marqué leurs rapports. Mais la vie étant ce qu’elle est se chargera d’en modifier le cours.
Le désir de réconciliation du père, qui motive ce rendez-vous sans cesse reporté, se prolonge ici dans celui du fils qui veut d’abord croire que celui-ci parviendra à écrire ce roman qui supplantera tous les autres, dont le titre à lui seul a un pouvoir de réconciliation, jusqu’à ce qu’il s’avère que le père, alité et presque aveugle, ne le terminera jamais, un autre rendez-vous s’annonçant imminent. Le rendez-vous de Saigon ne s’écrirait que si lui-même procédait à sa propre réconciliation avec son père.
Émouvant, ce récit l’est à plus d’un égard. D’abord par l’écriture, nette et sobre, précise et pudique dans l’évocation de la mort imminente du père. Le ton est tour à tour grave et léger. Au-delà du portrait d’un père tout à la fois magnifié et détesté, excessif et vulnérable, Antoine Audouard cerne avec justesse la fragilité du lien filial, la mystérieuse courbe du cycle d’une vie, et sa fin qui nous met face à notre propre solitude, à notre propre vulnérabilité. L’exercice auquel se livre Audouard, par la restitution des événements et des émotions qui composent son propre passé, par l’empreinte qu’ils ont laissée en lui, illustre cet autre rendez-vous entre l’écrivain et l’écriture, entre ce que l’on cherche à dire et ce qui est écrit : « […] on ne connaît pas les limites de ces sortes de choses – ou plutôt on les connaît très bien puisque écrire n’est rien d’autre qu’une excavation. On creuse, on creuse et ne déterrer que des fantômes n’empêche en rien les écorchures ». Un livre à relire.