Le personnage d’Avram, médecin de Tolède, ne ressemble pas en tous points aux juifs mis en scène par Marek Halter ou calqués sur Emmanuel Levinas. Il a gardé quelque chose de sa foi sous sa nouvelle identité marrane, mais il ne se consume ni en prières ni en intenses fréquentations du Talmud. Ses rancunes sont tenaces, mais il s’en faut de beaucoup qu’elles soient toutes d’inspiration biblique. De par le viol dont il est le fruit, il appartient à la fois à la race détestée et à celle des soudards qui profitent des pogroms pour affirmer leurs croyances. Sur cette ambiguïté, il se construit une existence de chercheur, de rebelle, de nomade, mais il sera « toujours à un battement de cœur du Dieu de son peuple ».
Son itinéraire passe par des capitales et des cultures qui lui servent tantôt de refuges tantôt de stimulants. Il osera, avec une certitude qui confine à l’arrogance, des gestes chirurgicaux inédits. La césarienne par laquelle il sauve l’épouse d’un des puissants Velasquez et l’enfant à naître lui vaut la durable reconnaissance du personnage et une réputation qui l’empêchera à jamais de redevenir anonyme.
Cohen fera comprendre, par le parcours douloureux d’Avram, à quel point l’hommerie reste présente même dans les déferlements impétueux de l’intolérance religieuse. L’Inquisition invoque l’autel pour justifier sa cruauté, mais la dénonciation qui la met en branle est souvent imprégnée d’une concupiscence bien terrestre et il arrive qu’on signale le marrane à l’inquisiteur parce qu’on convoite son épouse. Avram sera d’ailleurs, lui aussi, un hybride : il ne s’inclinera devant aucun pouvoir, il tuera quand nécessaire et même un peu plus souvent, il aimera ardemment Gabriela, puis Jeanne-Marie, puis Gabriela. Il est juif, mais juif de son temps et de toutes les passions humaines. Personnage immense, récit magnifique.