L’immense personnage que fut Télesphore-Damien Bouchard reçoit enfin son dû. Dans sa solide biographie de ce fougueux leader politique, Frank M. Guttman rend tangible la cohérence de celui qui fut journaliste, maire de Saint-Hyacinthe, député et ministre libéral, orateur de l’Assemblée législative, premier président d’Hydro-Québec, sénateur. Partout, Bouchard fut inventif, fécond, rivé à ses convictions, dérangeant. Pendant une bonne partie du règne duplessiste, il fut presque le seul libéral capable de tenir tête au « cheuf » et de lui rendre, en termes parfois incendiaires, torgnole contre torgnole.
Venu à l’histoire après une carrière de chirurgien pédiatre, Guttman a mené sur Bouchard une enquête rigoureuse et intelligente. Avec flair et délicatesse, il a séparé le vérifiable de l’imprécis dans les truculents Mémoires de Bouchard, rectifiant les dates, décapant les légendes familiales, préservant l’intimité du couple sans convertir cet hyperactif en père de famille attentif aux siens. Comme il se doit, le biographe met l’accent sur les causes chères à Bouchard : propreté de la gestion publique, amélioration de l’éducation, prise en main de l’électricité par les pouvoirs publics, élimination des préjugés, antisémitisme compris… Guttman se fait d’ailleurs un plaisir d’accompagner l’homme dans son combat contre le cléricalisme envahissant de l’époque. Il le soustrait pourtant au surnom de « diable incarné » dont Duplessis affligeait son adversaire : croyant et pratiquant, Bouchard reprochait seulement aux clercs l’influence indue dont ils empoisonnaient la vie politique.
Les penchants du biographe n’échapperont pourtant pas au lecteur. Une préface de Jean Chrétien laisse entendre qu’une parenté relie Bouchard à la clique responsable du scandale des commandites ; Guttman démontre pourtant que Bouchard tenait à une culture politique plus scrupuleuse. Par ailleurs, l’auteur note trop laconiquement que le député a attendu pendant vingt ans l’accession au Conseil des ministres : son franc-parler aurait effarouché Taschereau… Ce fut certes le cas, mais la corruption du régime Taschereau et son inféodation à l’emprise des trusts sur le Québec ont sans doute pesé davantage ; Bouchard ne mangeait pas de ce pain-là et Taschereau en raffolait. Enfin, Guttman est trop honnête et rigoureux pour imputer aux seuls nationalistes l’antisémitisme de l’époque. Il aura néanmoins tendance à le minimiser dans le bilan libéral et à le souligner s’il déshonore le clan nationaliste : les frasques racistes de Trudeau et de Roux obtiendront l’oubli dû aux blagues juvéniles, celles de Laurendeau, de Bourassa ou de Groulx dureront en tares indélébiles. Ajoutons que l’importance accordée par Bouchard à l’Ordre de Jacques-Cartier (La Patente) se reflète à juste titre dans la biographie ; pourquoi n’en pas avoir mieux identifié la genèse ? Sous quelle influence, supérieure à celle de La Patente, le nom de Queen Elizabeth a-t-il prévalu sur celui de Château Maisonneuve ?
Bouchard a reçu son dû ; le Québec, aimé et respecté par Guttman, ne devient pas pour autant un objet familier.