L’exploit de Perec lui a valu des émules. À son exemple, plusieurs ont tenté de raconter dans un désordre trompeur une série de destins avant de les réunir peu à peu en un faisceau intelligible. La surprise naissait de ce que ces multiples vies soient logées côte à côte dans un unique immeuble. Rares sont cependant ceux ou celles qui ont su s’approcher de la réussite de Perec. Amélie Panneton est de ce groupe restreint. Sans pour autant imiter le maître. Tout en avouant dès l’exergue sa dette à l’égard de Perec et de La vie mode d’emploi, elle construit, en effet, de façon autonome son propre édifice où s’aiment, s’agitent, s’isolent et se croisent les habitants de plusieurs petits mondes.
Au départ, une avalanche de cartes postales déferle sans qu’on daigne nous dire qui écrit ou vers qui file le message. Puis, c’est la visite des lieux: se succèdent les étages et les deux et demie, quatre et demie, six et demie… Dans tel cas, une confrérie de colocataires brasse ses affinités et ses désaccords. Martine s’en va, Ben arrive et tonne, le narrateur décroche et la vie continue. C’est ensuite le regard un peu dédaigneux sur l’occupant fantôme de l’appartement voisin: pauvre vieux, pense-t-on, il ne sait même pas choisir ses tomates. Chaque appartement vit à son rythme, en bulle isolée des univers qui ronronnent tout près, convaincu de constituer à lui seul un univers complet. Car les questions qui émergent sous ces proches latitudes rappellent celles qui lèvent en tous lieux: comment savoir quel film on peut proposer à une fille, comment faire cohabiter dans un jardin minuscule le potager de l’un et le bain de soleil de l’autre, quel crédit accorder aux promesses d’aventures audacieuses formulées par un biscuit chinois… Questions quotidiennes, éternelles, fondamentales, prioritaires, on le voit. De cette Babel ressort l’épisode éponyme qui a nom « Le charme discret du café filtre ». Oui, ce garçon et cette fille partagent un appartement depuis trois ans, mais leur donner une cafetière filtre, n’est-ce pas présumer qu’ils forment un couple, alors que… Humour caustique, écoute subtile des sentiments latents, politesse héroïque suivie d’une démolition compensatoire, le registre des réactions est large et d’une parfaite justesse.
Peu à peu, les réseaux, comme noircit l’encre sympathique, se dessinent. On apprend de quelle mère Yves est issu, qui est cette Maryse qu’appelaient tant de missives, de quelle générosité est capable Pénélope… L’immeuble ne change pas, mais on le sent désormais traversé de sentiments profonds, lourd de secrets respectables, enveloppé de persistants non-dits. L’auteure ne sera, je l’espère, ni déçue ni surprise, si on lui dit que pour goûter pleinement la délicate structure de ce microcosme, il faut lire le roman, puis revenir et revenir aux cartes postales du début. Le plaisir y gagne.