Avec une belle unanimité, la presse littéraire française a salué avec enthousiasme la parution de L’art de la joie, de Goliarda Sapienza. Lecture faite, on en vient à se demander s’il n’en est pas de certains romans comme de certains grands vins ou de certains fromages fins, leurs qualités ne survivant pas à leur traversée de l’Atlantique. Examinons ce phénomène de plus près.
S’étendant sur une période d’une soixantaine d’années, L’art de la joie raconte la vie d’une Sicilienne née avec le XXe siècle. Échappant à la grande misère grâce à des manœuvres qui n’excluent pas le meurtre et l’opportunisme, son héroïne, Modesta, se retrouvera à la tête de la puissante famille Brandiforti avant l’âge de 20 ans. De cette position, elle veillera désormais sur le destin de cette vieille famille de la noblesse sicilienne, qui s’enrichira de nouveaux membres au gré des nombreuses amours ancillaires qui émaillent le récit.
Mêlant à son rôle de matriarche celui de grande séductrice d’hommes aussi bien que de femmes, Modesta affirmera constamment son refus du conformisme et sa volonté de rester maîtresse de son destin en dépit des revers et des soubresauts que connaîtra sa famille dans le sillage de l’histoire italienne de la première moitié du XXe siècle. À travers les guerres, le fascisme, la fin des espérances socialistes dans l’Italie de l’après-guerre et jusqu’à l’apaisement du cœur et de l’esprit que lui apportera l’âge, Modesta affichera un goût jamais démenti pour le plaisir des sens et la provocation.
Mélange de meurtrière impénitente, de féministe radicale et de libertine sans complexe, le personnage de Modesta détonnerait dans n’importe quelle société, celle-ci fût-elle la plus cynique. Transposée dans la Sicile séculaire et catholique du début du XXe siècle, disons qu’elle paraît hautement improbable. Écrit dans les années 1970, L’art de la joie propose une héroïne fabriquée à partir des idées empruntées au militantisme de cette époque, lancée dans une intrigue lourdement manipulée qui, au surplus, laisse en suspens une foule d’équivoques.
Le titre de ce roman baroque, ambitieux, verbeux et d’une sensualité omniprésente se veut une injonction au bonheur, un appel à faire un avec le monde, avec la vie et avec ses sens. Malheureusement le lecteur reste bien en deçà de l’effet suggéré. L’art de la joie nous est plutôt apparu comme l’œuvre d’une intellectuelle brillante, pas forcément comme celle d’une créatrice inspirée.