Ce roman « pan-canadien » a comme point de départ la véritable histoire de la mère de Michel Tremblay, qui émigra en 1913 de Sainte-Maria-de-Saskatchewan pour se rendre – à contre-cœur – à Montréal. La première scène idéalise un paradis perdu en décrivant le monde de l’enfance de trois sœurs : l’aînée Rhéauna (surnommée Nana), puis Béa, la cadette, et Alice, la benjamine. C’est précisément la petite Nana, qui n’a pas encore onze ans, qui devra rejoindre sa mère, établie depuis des années à l’autre bout du pays ou presque – d’où le titre du roman.
La traversée du continent raconte en quelque sorte la genèse de l’univers de Michel Tremblay ; ce long voyage en chemin de fer en est la gestation, qui précède (dans la progression temporelle) les œuvres à venir, pourtant déjà publiées. On reconnaît à chaque page la signature de l’auteur. Une situation, un mot, voire un nom de bonbon d’autrefois évoque avec finesse un univers révolu : une « paparmane d’amour », des « pinottes en écales ». Par moments, l’écriture de Tremblay, à la fois soignée et lyrique, atteint un sommet, quelquefois dans de longues phrases chargées d’une émotion spontanée : « […] elle ne voulait pas partir, ni traverser le Canada, ni visiter ses deux tantes et sa petite-cousine, pour ensuite aller se perdre dans le grand Montréal avec cette mère qu’elle a cessé d’aimer depuis si longtemps ».
Comme dans les meilleures pièces de Tremblay (des Belles sœurs jusqu’au Vrai monde), le romancier fait parfois alterner le réalisme du quotidien et l’univers du rêve, jamais distants l’un de l’autre. Les récits constituent certains des moments forts de ce roman. Dans ces micro-récits, on pourrait deviner le caractère insolite des lieux vides, qui évoquent à mes yeux les premiers films de Bergman (comme Le Silence), le conte onirique qui précède la finale du Désert rouge d’Antonioni, ou même les mondes parallèles dans Le Magicien d’Oz, pour son contraste entre le féerique et la réalité. Le narrateur de ces songes mélange l’irréel au réalisme, avec une certaine distance : « Elle est toute seule au milieu de la circulation d’archanges, si beaux mais si inquiétants ». Quelques moments d’humour ponctuent le récit, le plus souvent dans des situations volontairement grotesques. En somme, La traversée du continent n’est pas simplement une ligne de plus dans la bibliographie de Michel Tremblay ; il devra être considéré comme l’un des jalons indispensables pour saisir tout le sens et la continuité de son œuvre.