Si les romans donnant la parole à des dictateurs ont créé un sous-genre au sein de la littérature latino-américaine, ceux qui mettent en scène les guerres civiles se font plus rares, même si les deux maux ont été trop présents dans l’histoire de la région. Avec La servante et le catcheur, Horacio Castellanos Moya s’est mis à la tâche de décrire celle qui a secoué le pays où il a grandi et qui l’a forcé à s’exiler, le Salvador. Avec ce roman, Castellanos Moya signe son récit le plus narratif, dans la mesure où les voix hallucinées et soliloquées qui usuellement composaient la charpente de ses histoires laissent place à une narration distanciée d’événements violents, à travers une polyphonie dérangeante. Si le lecteur doit faire face à un monde trouble, à des horreurs sans nom, c’est que le roman ne ménage aucun recoin du drame salvadorien, sans se placer sur le plan militant d’emblée. Les causes de l’insurrection ne sont pas présentées, le contexte de guerre n’est pas réellement explicité, et ce roman, de ce fait, ne cherche pas à présenter un exposé historique pour saisir les dynamiques sociales de la guerre civile.
Au contraire, en présentant sur trois jours le maelstrom de décisions rudes, de choix déchirants, d’actes barbares, d’héroïsmes discrets conduits sous la loi de l’urgence et de la violence, Castellanos Moya décrit une famille happée par une histoire qui la dépasse et la fait éclater. Chaque membre de cette famille modeste prend fait et cause pour un clan ou l’autre, sans être capable de comprendre ce que ce choix impose comme actions, comme compromissions avec ceux qu’ils aiment. De celle qui pense à son avancement dans le système de santé à la grand-mère (la servante du titre) proche de ses patrons, richissime famille pourtant opposée à la dictature, en passant par le policier malade, ancien lutteur, qui arpente la scène du désastre et qui est amoureux de la servante, les protagonistes de La servante et le catcheur se perdent dans leur impuissance et dans les gestes qu’ils posent pour sortir de cette logique de subordination néfaste. Le portrait composé par Castellanos Moya évoque alors moins les pénuries, les angoisses, les violations des droits, les rationalisations de la force, qu’un état social fondé sur l’écrasement du plus grand nombre. La quotidienneté du drame est présentée, non pas comme la conséquence de la guerre civile, mais comme la violence initiale qui révèle la guerre continuelle pour améliorer son sort, sa situation, dans un pays qui empêche toute revendication à la justice. Les trois jours de cauchemar sont narrés de telle sorte que ce cloaque est perçu dans son effroyable continuité, comme si les tortures, les rapts, les viols, les explosions, les craintes faisaient partie d’un horizon plus vaste, une chape de plomb qui inscrit dans la durée la plongée imposée par Castellanos Moya. Au final, c’est l’humanité grossière de la servante et du catcheur, malgré leurs errements et erreurs, qui parvient à la conscience du lecteur, comme échappée possible au renoncement continuel.