À chaque titre d’Horacio Castellanos Moya que Les Allusifs éditent, le projet romanesque de celui-ci devient plus précis, mieux structuré, plus pertinent, exploit d’autant plus remarquable pour cet écrivain salvadorien que la publication de l’inaugural Dégoût avait déjà placé la barre haute. Là où vous ne serez pas, le sixième titre traduit du romancier, révèle l’importance du monologue débridé comme pierre d’assise de son projet littéraire. C’est par la vision torturée et violente du monde latino-américain que les personnages de Moya affichent leur place impossible et inconfortable au sein d’une collectivité happée par le désordre, les défaites, les désillusions, les compromissions et les agressions. La parole s’avère le seul rempart possible et tient lieu de repère dans un monde que la raison a abandonné.
Là où vous ne serez pas est structuré en deux parties (et un très court épilogue), centrées chacune sur la perspective marginale et les déboires d’un protagoniste lancé dans un univers étranger et pourtant intimement rattaché à son passé. La première section s’attarde, à partir d’un regard extérieur, aux tribulations mexicaines d’un ancien ambassadeur salvadorien, Alberto Aragón, ayant joué le jeu autant du pouvoir militaire que des guérilleros durant la guerre civile. La fuite de celui-ci vers Mexico sert de point de départ à une chevauchée d’une nuit dans les rues hostiles de la capitale mexicaine, où se jouera une lutte contre le passé, l’amertume, l’alcool (lutte perdue d’avance), les femmes et pour sa survie. Le récit que fait en deuxième partie Pepe Pindonga de son enquête sur la disparition de l’ex-ambassadeur tient moins aux révélations troubles et tortueuses qu’il assemble pour répondre aux souhaits de son commanditaire qui le sort de l’indigence qu’à sa logorrhée marquée par la sexualité, le goût de l’argent et des conquêtes. Sur les pas d’Aragón, dans une ville qu’il retrouve avec joie, le détective trace le portrait d’une culture complexe et violente, attirante et repoussante, à partir d’une histoire banale qui en vient à reconstituer à sa façon l’histoire récente de l’Amérique centrale.
L’œuvre de Castellanos Moya est de celle qui, par la vision toujours disjonctée de ses protagonistes, parvient à renouveler la prose latino-américaine, en proposant une écriture de la ville, des fixations, des fantasmes et des déraisons qui motivent chacun à tirer de son côté et à son profit les multiples zones d’ombre de pays en reconstruction à la suite de guerres intestines. La multiplicité de ces monologues constitue une remarquable chorale dissonante capable de mettre à nu les failles des discours officiels de l’oubli et de la résignation.