Chez Pierre Yergeau, et c’est encore vrai dans La cité des vents, le récit sert la musique de la phrase en décrivant des instants fulgurants qui rendent sensible un monde désorganisé, mais désiré. Écriture dense et elliptique, où les événements illuminent une conscience en éveil, la prose de Yergeau s’enrichit de la répétition. Tout se passe comme si le récit exprimait une réalité qui est constamment projetée en avant (ou en arrière) et qui, dès lors, rend l’univers opaque. Ses personnages, aux franges de mondes en construction, participent au foisonnement des mythes et des images en leur donnant chair.
Dans La cité des vents, nouvelle partie de la suite romanesque dite de l’Abitibi, c’est Chicago qui apparaît comme le lieu frontalier propice à toutes les utopies. Georges Hanse quitte son Abitibi fantasmatique pour confronter le monde ambivalent de la ville aux mille possibilités. Lieu étranger et fécond, Chicago est un espace illisible, qu’il s’agit d’investir et de décrypter.
La première section du roman, « La frontière », narre le passage de l’Abitibi à Chicago ; Georges traverse un univers pour en rêver un autre. Les deux autres parties, nommées respectivement « Ogacihc » et « El evêr », dépeignent l’insertion de Georges au cœur de cette ville protéiforme. En inscrivant les deux termes à l’envers, Yergeau en indique le côté sombre, et si l’Abitibi est le recto de l’existence de Georges, Chicago en sera le verso, l’opposé. La ville résiste et le rêve, toujours présent et véhicule d’une insatiable énergie à dépenser, s’étiole et se renouvelle, sans constituer un lieu de rédemption. Mais la quête du rêve, elle, parvient à fonder une mémoire et une utopie. Récit du Nouveau Monde américain cristallisé dans le trajet de Georges, ce roman donne une voix singulière aux chercheurs inlassables du rêve continental, sans fausse naïveté et avec un sens du tragique admirable. Il s’agit peut-être du meilleur roman de Pierre Yergeau depuis L’écrivain public; complet et puissant, il rappelle les dédales urbains d’Alejandra d’Ernesto Sabato : un récit mélancolique qui accapare toutes les angoisses d’un lieu pour les transformer en imaginaire.