De Frédéric Bastien, le lecteur obtient tout ce qu’il peut attendre d’un historien et quelque chose en sus. D’une part, sources et faits sont au poste ; d’autre part, conformément à une méthode historique qui dépasse désormais les dates et les noms de généraux, l’auteur relie les événements aux enjeux cruciaux. Il ne lui suffit donc pas de raconter que le Canada s’est doté d’une charte des droits ni même comment il l’a fait ; il lui importe davantage de montrer qu’il s’agit là d’un véritable coup d’État. Le terme apparaît dans une note du haut-commissaire britannique John Ford adressée au foreign secretary Lord Carrington le 30 avril 1981 : « L’ensemble de ce qui se passe, dit-il, est une ‘véritable tentative de coup d’État en vue de modifier l’équilibre des pouvoirs dans la Confédération’ ». Bastien établit trois fois plutôt qu’une que c’est en pleine connaissance de cause que Trudeau et Thatcher ont substitué à la prépondérance parlementaire un gouvernement enté sur le pouvoir judiciaire, en plus de balayer cyniquement les conventions qui balisaient le délicat partage des pouvoirs entre le gouvernement central et les provinces. L’insistance sur le but du rapatriement, voilà de quoi est capable l’histoire.
Le supplément auquel je référais et qui dépasse ces aspects propres à l’analyse historique, c’est la haute conception que Bastien se fait de la recherche. Elle diffère des mœurs frileuses que les pouvoirs publics s’efforcent présentement d’imposer aux chercheurs. Le témoignage de l’auteur est à cet égard exemplaire et décapant : à ses yeux, la recherche est vraiment une recherche ; pour trop de commanditaires publics, la recherche vise d’abord à consolider un acquis. On subventionnera une biographie de plus de Trudeau, mais on claquera la porte sur les doigts de celui qui veut aller voir ce qui s’est produit lors du rapatriement de la Constitution. Bastien n’a vaincu ces enfermements inadmissibles qu’en recourant à répétition aux lois d’accès à l’information, qu’en assiégeant les diverses archives, qu’en croisant les témoignages. Malgré tout, la preuve accumulée est brutalement convaincante : Trudeau a trompé tout le monde, du public québécois pendant le référendum jusqu’aux premiers ministres provinciaux en passant par son alliée britannique, Margaret Thatcher.
Il est pourtant étonnant, malgré l’entassement des squelettes dans les placards fédéraux, que les médias n’aient retenu de la thèse de Bastien que les manœuvres honteuses de Bora Laskin et de Willard Estey. L’historien a donné la pleine mesure de sa rigueur en tempérant les dénonciations de la célèbre « nuit des longs couteaux » et en jetant à bas quelques autres mythes. Ainsi, Lévesque exagérait en accusant ses homologues de trahison ; ainsi, Lévesque n’est pas responsable de la perte du veto québécois ; ainsi… À se demander si les médias ont lu le livre de Bastien ou s’ils se sont contentés des « bonnes pages » qu’offre tout bon éditeur.
Un livre si important qu’un politicien qui en nie l’utilité n’est pas un politique.