Immonde pornographie ou œuvre d’art ? Résultat d’un projet littéraire d’envergure ou produit du besoin physique d’un vulgaire psychopathe ? Sade et son œuvre dérangent encore.
Michel Delon conte l’histoire du manuscrit des Cent vingt journées de Sodome, une aventure qui s’étend sur deux cents ans et prend de bien curieux détours. Il nous trace son histoire matérielle et son histoire critique, aussi bien ce qui est advenu du célèbre manuscrit que ce qu’ont pensé, dit et compris les lecteurs de ce roman sulfureux. Car le roman, comme une partie de l’œuvre sadienne, a été lu et continue de l’être à travers diverses grilles interprétatives : Sade intéresse aussi bien la sociologie, marxiste ou autre, que l’économie politique, la sexologie ou la psychanalyse. De Sade « dénonciateur de l’aliénation marchande » en passant par Sade « précurseur de la psychopathologie sexuelle », la fécondité critique des Cent vingt journées est grande. « Chaque époque peut lire […] la cruauté sadienne, comme le révélateur de ses propres violences. » Delon évoque cette série de lectures en dix-huitiémiste spécialiste de Sade, et s’il adopte une perspective surtout chronologique, il n’hésite pas à revenir sur une information, y ajoutant chaque fois des précisions et des nuances. Les deux histoires s’entremêlent donc, celle des interprétations et des réceptions successives, et celle des pérégrinations d’un manuscrit qui se présente comme un rouleau de douze mètres de long protégé par un tube, et qui, disparu lors de la prise de la Bastille, réapparaît et change de propriétaires au fil des ans, se promenant d’un collectionneur à un autre entre Paris, Marseille et Berlin.
Le cœur de la réflexion que suscite ce roman tient dans la question de sa valeur esthétique aussi bien que dans celle de son importance historique (comme document politique), de sa valeur patrimoniale au rayonnement immense de l’écrivain sur la littérature et les sciences humaines. Pour ne nommer qu’eux, on sait que Sade a influencé Apollinaire, Breton et les surréalistes, Bataille, Barthes et Sollers, en limitant la liste au seul domaine littéraire français. « L’argent public, se demande Michel Delon, doit-il servir à acquérir un tel document ? » Pour le critique qui a participé à l’inclusion de Sade dans la collection de la Pléiade et qui a consacré à son œuvre une grande partie de son travail d’historien, la réponse va de soi : bien sûr que oui. Comme elle a acheté à fort prix les deux manuscrits des Manifestes du surréalisme (autour de deux millions d’euros), la France se doit de conserver le célèbre rouleau, dont la valeur estimée se situe présentement à cinq millions d’euros.
Le hic, l’enjeu moral qui divise les camps, c’est le contenu du roman. L’essai de Delon nous en fournit une idée approximative ; il réclame du lecteur, cela dit, une dose préalable de connaissances historiques.
Sade, aristocrate contre-révolutionnaire ou terroriste révolutionnaire, incarnation ou négation de l’Ancien Régime ? Delon récuse les analyses réductrices ou fabulatrices. Il insiste : le roman de Sade mérite amplement son titre de « trésor national », au même titre que des œuvres irrévérencieuses comme L’âge d’or,Un chien andalou ou Les demoiselles d’Avignon. Sauf que, dit-il, « dans le vent de moralisme qui souffle sur nos sociétés », Sade fait encore peur. Certains détracteurs ont associé Sade aux violences nazies. Mais les préparait-il ou, au contraire, nous mettait-il en garde ? rétorquent ses défenseurs. Delon insiste : « Trop de commentateurs, pour accuser ou excuser l’auteur, empruntent leurs arguments à des textes isolés de leur contexte, vidés de leur construction romanesque et réduits à une série de propositions ». Avant de trancher, il faut lire Sade. L’essai de Michel Delon nous y invite.