Ouvrage hybride qui donne un double plaisir. La magie, comme il se doit en ces temps marqués par Harry Potter, occupe une place importante dans cet immense récit, mais la dimension sociale, ce regard sur la Grande-Bretagne de 1810, est tout aussi présente et fascinante. Les risques, déjà considérables puisque l’auteure court deux lièvres à la fois, se sont trouvés amplifiés quand s’est ajoutée à cette audace celle de mêler à la trame romanesque des personnages familiers, tels que Wellington, Pitt ou Napoléon. Heureusement, une recherche sans faille et un humour britannique très raffiné faisaient partie de l’arsenal de Susanna Clarke.
Au départ, il y a affrontement. D’un côté, ceux qui étudient la magie et en parlent ; de l’autre, ceux, très rares, qui pratiquent cette magie. Parmi ces rarissimes praticiens, Mr Norrell occupe la première place. Pour la conserver, Mr Norrell n’admet près de lui que des disciples triés sur le volet. Dont, bien sûr, le talentueux Jonathan Strange. Confiance ? Non pas, car Strange, dont Mr Norrell pressent la montée, n’a pas libre accès à la bibliothèque de Mr Norrell. Combat inégal, par conséquent, jusqu’à ce que Strange, plus mobile que son maître, rende des services à l’armée de Sa Majesté. Sans sa magie, peut-être Napoléon aurait-il vaincu à Waterloo ! Strange, déplaçant les rivières, effrayant l’ennemi à coups de visions, demanda à la magie plus que le prudent et cachottier Mr Norrell. D’assistant, il devint le rival. Il devint aussi la cible de puissances que les humains ne devraient pas affronter. Le récit de cette rivalité est riche de rebondissements, plein de dialogues denses et agiles, traversé de superbes éclairs d’humour.
La Grande-Bretagne de ces années fait confiance à ses classes sociales instruites et férues de leur noblesse, à ses politiciens qui passent pourtant assez vite du préjugé aveugle à l’engouement romantique. Elle garde mémoire des siècles passés et cultive ses légendes, sans choisir entre la superstition et la raison. Clarke fait sentir cette culture.
En rédigeant elle-même de copieuses notes infrapaginales, Susanna Clarke achève de mystifier son lecteur. Celui-ci croyait peut-être au départ que ce roman n’était qu’invention et fiction ; il découvre peu à peu que le roman incorpore avec rigueur et finesse de nombreuses données vérifiables. Un tour de force de plus.