De Jean-Pierre Bernès, j’attendais beaucoup. Peut-être trop. À titre de traducteur de Borges, Bernès sait tout de son œuvre. Il a également dirigé, avec l’auteur, l’édition de ses Œuvres complètes dans la Pléiade. Au détour d’une phrase, dans le clair-obscur de telle note de ces deux bouquins, j’avais parfois apprécié chez le traducteur-éditeur sa réticence à confesser Borges et j’en avais déduit que Bernès attendrait que le temps passe avant de briser certains secrets. Dans des circonstances analogues, Alain Peyrefitte, confident et biographe d’un chef d’État qu’il admirait, a scrupuleusement attendu les 30 années fatidiques avant de tout dire sur de Gaulle. Le petit livre que présente aujourd’hui Bernès satisfait mieux aux exigences de l’ami et du confident qu’aux attentes du public.
Les souvenirs de Bernès concernent surtout les repas intimes regroupant, outre le traducteur-éditeur, Borges, son ami Bioy Casares et son épouse Silvina, l’une des six sœurs Ocampo. Repas où se croisent, en duels mouchetés, les citations de chacun. S’ajoutent, comme il se doit, les évaluations admiratives ou piquantes que méritent ou du moins reçoivent Kipling, Hugo, Verlaine, Cervantès Petite société savante qui rappelle les salons où se retrouvaient jadis, auprès d’hôtesses lettrées, politiques, auteurs, carnassiers en tous genres.
Quand, malgré tout, l’attention se porte vers telle question inévitable, le salon Bernès devient évasif. Pourquoi, par exemple, l’œuvre de Borges est-elle si peu abondante en figures féminines ? « C’est parce que je pense toujours à la femme de manière abstraite et non de manière concrète. C’est peut-être la raison pour laquelle les personnages féminins n’apparaissent pas fréquemment. Quand je le fais, très sporadiquement, c’est pour m’amuser. » Pirouette. Encore faut-il souligner qu’elle provient d’une entrevue accordée par Borges à une revue nippone, non d’une audace de Bernès.
Dans une atmosphère aussi feutrée, les méchancetés devraient se raréfier. En l’occurrence, à défaut d’être rares, elles se concentrent sur quelques cibles. Sans surprise, Roger Caillois écope. Certes, Borges lui sait gré de l’avoir fait connaître en France, mais il rumine toujours l’arrogance avec laquelle le jeune sociologue européen a entrepris, dès son premier pas en terre sud-américaine, d’expliquer à Borges et au bon peuple ce que sont la pampa, le tango ou le roman policier. Plus étonnant, la spectaculaire Victoria Ocampo, sœur de l’autre, reçoit des coups elle aussi, peut-être pour avoir toujours appuyé Caillois plutôt que Borges. Au passage, on cite certains propos carrément nauséabonds de Drieu La Rochelle à l’adresse de Victoria Ocampo : « Chère belle vache de la Pampa » De trop.
Petit livre qui respecte, parfois trop, parfois pas assez, le mystère de Borges.