À l’heure où j’écris ces lignes, il se trouve encore des imbéciles pour répéter que Freud est mort et que la psychanalyse en est à son dernier souffle. Passez chez votre libraire favori, regardez la section « Psychologie », voyez un peu… Non seulement la psychanalyse est-elle plus que jamais parmi nous, mais les rapprochements des dernières années entre les neurosciences et la « talking cure » démontrent que le vieux Viennois était loin de prendre des vessies pour des lanternes.
Les nombreux livres consacrés à des pans mal connus ou tout simplement ignorés en Occident de la psychanalyse qui paraissent ces temps-ci offrent d’ailleurs un démenti probant au requiem. C’est dans ce contexte qu’il faut lire l’essai de Martin Miller, qui nous introduit à l’histoire de son développement dans les contrées d’Ivan le Terrible. Après un tableau du rôle de la psychiatrie du XVIe au XVIIIe siècle, où la charge des déments incombe aux monastères, nous arrivons à la révolution de 1905, période de crise pendant laquelle Vladimir Serbski jette les bases d’une analyse sociopsychiatrique, préparant le terrain pour la réception de Freud.
Nous traversons alors une impressionnante galerie de figures parmi lesquelles on retrouve Nikolaï Ossipov, le Père de la psychanalyse russe, Moshe Wulff, le traducteur de Freud, mais aussi, entre autres, Sabine Spielrein (Jean Piaget fit avec elle son analyse didactique), Tatiana Rosental, spécialiste des rapports entre psychanalyse et littérature, Vera Schmidt, fondatrice d’une école expérimentale, sans oublier le célèbre Homme aux loups, l’un des grands cas traité par Freud durant l’hiver 1914-1915, et, plus près de nous, L. S. Vygotsky, V. N. Miassichtchev, Dmitri Ouznadzé ou F. V. Bassine.
L’intérêt de l’ouvrage de Martin Miller (qui avait été précédé, en 1932, par un important texte d’Eric Fromm) ne tient toutefois pas seulement à ces portraits. Il réside avant tout dans le fait qu’il suit de façon nuancée les avancées complexes d’une discipline qui doit très tôt négocier d’une manière serrée avec le régime communiste. D’ailleurs, si on a pu assister à la fondation d’un Institut de psychanalyse à Moscou dès 1922, c’est parce qu’implicitement certains dirigeants (dont Trotski et Boukharine) n’ont pas empêché sa croissance. En revanche, les débats qui ont résulté des impératifs de l’application de la doctrine idéologique ont produit au moins deux effets dans plusieurs disciplines, que le stalinisme n’arrivera jamais à contrer : la naissance d’un freudo-marxisme (dont M.A. Reisner et A.B. Zalkind sont parmi d’autres des initiateurs importants et qui s’enracinera chez Mikhail Bakhtine, Wilhelm Reich, l’École de Francfort puis Kristeva) d’une part, et le rapprochement, souvent périlleux, entre la biologie et la psychanalyse d’autre part.
La plongée dans l’histoire à laquelle nous convie Freud au pays des Soviets montre donc à quel point la psychanalyse est devant nous, pour autant que l’on saisisse que le temps se déploie dans l’ordre présent-passé-futur.