Jean Carrière n’est pas le premier venu. D’aucuns se souviendront qu’il a remporté le Prix Goncourt en 1972 pour L’épervier de Maheux, roman que Robert Laffont rééditait à la fin de 2001. Depuis ses premiers succès, Carrière publie à un rythme régulier, accumulant romans, récits, essais et entretiens. Hélas, malgré la notoriété de l’écrivain, force est de constater que son dernier-né a de quoi agacer le lecteur d’ici.
Feuille d’or sur un torrent raconte la fuite au Labrador de Benjy, le narrateur, et de sa sœur Laeticia, qui abandonnent leur Camargue natale en emportant avec eux une large somme d’argent dérobée à leurs parents. Leur périple, sur le mode de « ma cabane au Canada », laisse libre cours à tous les clichés et inexactitudes sur les réalités nord-américaines qu’il est possible de lire sous la plume d’un auteur français. La Saskatchewan, pour des raisons mystérieuses, s’accorde au masculin, Jacques Parizeau se prénomme André, et Montréal est la capitale du Québec. Quant à l’accent québécois, il a « quelque chose de rustique, et même de rupestre » bien qu’un garagiste de Sept-Îles s’exclame : « On en a marre ». Peut-être rentre-t-il d’un voyage à Paris ? Le livre ne le dit pas. Admettons qu’il soit vraisemblable que le narrateur s’exprime dans ses propres mots ; en revanche, comment pardonner les erreurs de faits et les croisements linguistiques qui persistent même lorsque les personnages s’expriment en discours direct ? Décidément, voir le Québec à travers les yeux d’un Français qui débarque est très déroutant, et on en arrive à se demander qui du lecteur ou du narrateur est le plus dépaysé.
Si l’on met de côté ces sérieuses réserves ainsi que l’ennui suscité par une première partie qui tarde à décoller, il reste toutefois des aspects intéressants de l’œuvre qui méritent d’être soulignés. Sur le plan narratif, par exemple, Carrière fait parler Benjy de manière crédible, ce qui n’est pas une mince tâche vu que le narrateur est considéré comme un débile léger. À l’échelle symbolique, ensuite, le voyage qu’entreprennent le frère et la sœur s’apparente à un parcours initiatique, le Grand Nord représentant une terre mythique où les protagonistes connaîtront une sorte de catharsis. Reste à savoir si ces qualités suffisent à relever le niveau d’un roman plutôt moyen qui ressemble beaucoup à une utopie à la française.