Et la fureur ne s’est pas encore tue semble faire écho à l’histoire extraordinaire d’Aharon Appelfeld, Juif évadé des camps nazis à l’âge de huit ans et ayant survécu caché dans la forêt ukrainienne pendant quatre ans. Comme dans Tsili, roman paru en hébreu en 1983, cet épisode prend ici une forme nouvelle. L’auteur disait d’ailleurs, en parlant de Tsili, dans un entretien donné à Philip Roth en 1988 et paru il y a quelques années sous le titre Parlons travail, qu’« [é]crire les choses comme elles se sont passées, c’est se faire l’esclave de la mémoire, qui n’est qu’un facteur secondaire du processus créateur ». Ainsi l’épisode de la forêt est-il réapparu dans son dernier roman, comme si l’auteur n’en avait pas encore tiré tout le sens, au-delà des faits bien sûr, le sens profond. Comme l’évoque le personnage du roman Et la fureur ne s’est pas encore tue, l’expérience de la forêt, l’hostilité du lieu, le silence qui y est rattaché et les amitiés qui s’y sont construites ont modelé sa personne au point qu’il cherchera toute sa vie à retrouver cet état de communion dans la souffrance, pour ne pas dire de fraternité.
Et la fureur ne s’est pas encore tue raconte le destin du manchot Bruno Brumhart, fils de communistes convaincus, arraché de sa vie paisible durant la Seconde Guerre. Après le ghetto, puis les camps d’où il s’enfuira pour vivre avec trois autres déportés dans la forêt, il essayera de se bâtir une vie « utile » aux autres, selon l’idéal de ses parents. Il transformera ainsi un château situé dans les environs de Naples en refuge pour les déportés qui n’ont su retourner chez eux. Seulement, cet être meurtri jusque dans l’âme peut-il réellement réparer le passé, le sien comme celui des autres, ou bien le poids de la mémoire est-il trop lourd ? Plusieurs ont décidé de tirer un trait sur leur passé, comme son ex-femme, qu’il apprendra à haïr. L’oubli n’est pas la solution, clame le personnage à la manière de Primo Levi dans Le devoir de mémoire, mais le chemin de la réparation est difficile, et parfois semble ne mener qu’à plus de regrets. Et le cœur, même chez les plus sages, demeure à l’image de cette forêt hostile et silencieuse, qui ne fait que survivre au temps.