Roman à deux voix, Espèces reprend les thèmes chers à Ying Chen : la dualité, la mémoire de vies antérieures, la vie de couple avec A., le mari archéologue d’Immobile et de Querelle d’un squelette avec son double, l’enfant perdu qui évoque celui d’Un enfant à ma porte, le tremblement de terre déjà advenu dans Querelle et à venir dans Espèces. Il y a aussi le ton, non dépourvu d’ironie, qui nous est déjà familier.
Dans Querelle d’un squelette avec son double, les visions du monde de deux femmes s’affrontaient tandis que dans Espèces ce sont celles d’une seule femme mais sous deux aspects : l’humaine et la féline. Car ici, la femme de A. se métamorphose en chatte. Ainsi, le fractionnement de la personnalité de l’héroïne lui permet de considérer sa vie conjugale sous deux angles et de scruter l’ambivalence de ses sentiments envers son mari. Par exemple, alors que A. n’exprimait aucune affection pour sa femme, il se laisse séduire par cette chatte soudainement apparue sous la commode de l’entrée et comble de tendresse celle qu’il assommait auparavant avec ses longs discours.
Alors que la femme-femme s’avoue que son mariage est une maldonne mais qu’elle ne peut vivre autrement, la femme-chat fera deux constats déterminants : « Lorsque je suis libérée d’abord de ma fierté d’individu, et finalement de mes désirs de possession, de croissance et de survie, ensuite de ma peur de mourir, plus précisément lorsque je me sens déjà morte en quelque sorte, n’ayant plus rien à perdre et pouvant tout donner, c’est alors seulement que l’amour pour l’autre me semble possible » ; « Je me rends compte que ma disparition lui pose beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages, que le fait de s’être libéré de moi ne l’aide pas à respirer mieux ».
N’allez pas croire qu’il n’y a pas d’action dans Espèces, bien au contraire ! On suivra la chatte dans la ville, dans la pâtisserie qui nous est déjà familière, chez le vétérinaire. On assistera à la rivalité d’une chatte et d’une femme Un pied dans le fantastique, l’autre en pleine lucidité, le lecteur se trouve déstabilisé dans Espèces. Les fidèles lecteurs de Ying Chen seront ravis, les autres, un peu perdus si c’est leur première incursion dans le monde de Chen et, enfin, d’autres peut-être un peu déçus, comme moi qui ne goûte pas vraiment le genre.