Si ce livre en est un de mémoires, je peux dire qu’il a agité la mienne, me rappelant à la fois mon séjour à l’Université Technique de Berlin (où j’avais été attiré par la revue Akzente et par le fait que Günter Grass y avait enseigné), Kreuzberg (le quartier des Turcs et des squatters à Berlin-Ouest avant la chute du Mur) et les mordus de l’œuvre du célèbre écrivain à l’université fédérale où j’eus la chance d’enseigner quelques années. Je pourrais continuer ainsi, tant les images se précipitent, mais je me contenterai de préciser que ce livre profond et vigoureux affouille un passé secret douloureux avec une verve et une ironie exonérant le lecteur des atermoiements d’usage.
Habité par une pernicieuse exhortation de sa mère à témoigner en son nom du torpillage, le 30 janvier 1945, par un sous-marin soviétique, du Wilhelm Gustloff, un énorme paquebot de croisière allemand, le narrateur, un journaliste-pigiste écrivant des papiers dits progressistes, surfe et passe d’un hyperlink à un autre pour aboutir finalement à l’adresse www.blutzeuge.de, c’est-à-dire « témoin-par-le-sang.de » ou « martyr.de ». Géré par la « Fraternité Schwerin » (mais peut-être ne cache-t-elle qu’un seul homme son fils ?), le chatroom du site regorge de propos sophistiques organisés autour du déni. En fait, le naufrage du Titanic fut peu de choses à côté de celui du Wilhelm Gustloff. La transformation du navire-bonheur en navire-catastrophe entraîna avec elle par le fond de la mer Baltique plus de 5000 passagers, pour la plupart des enfants, des femmes et des vieillards.
Bien sûr, comparaison n’est pas raison et aucun peuple ne peut légitimement revendiquer surtout au plan quantitatif le monopole de l’horreur. Si ce roman vise avec tant d’adresse narrative et cognitive au but, c’est à mon sens pour démontrer comment Internet, tout en offrant un formidable outil de connaissance, fournit une gigantesque plate-forme à la censure et au mensonge généralisés, plate-forme d’autant plus solide qu’elle bénéficie aujourd’hui d’une légitimité supérieure à celle du récit historique. La responsabilité de tout un chacun me semble de ce fait accrue, d’où l’importance ‘ si l’on souhaite connaître les dessous des opérations Irak-Liberté et Liberté immuable, du naufrage du Koursk ou de l’étripage de l’Exxon Valdés ‘ de la stratégie du crabe : traverser en oblique l’information.