Au tout début de mes études universitaires en littérature et en philosophie, je me souviens être « tombé » sur un collectif consacré à Hegel et réunissant quelques textes du séminaire sur son œuvre dirigé par Jean Hyppolite en 1967-1968. Or, c’est là, au milieu de contributions aussi riches que celles de Louis Althusser et Jacques D’Hondt, que je lus pour la première fois Jacques Derrida : « Le puits et la pyramide » (repris dans Marges), dans lequel il écrivait par exemple ceci, qui a marqué toute ma vie, que je retrouve aujourd’hui dans mon intérêt pour Enki Bilal : « La naturalité du symbole hiéroglyphique est la condition de sa polysémie ». C’était l’époque où Derrida publiait quelques-uns de ses grands textes (La voix et le phénomène, De la grammatologie, etc.), la pensée de la mort – si proche de Heidegger – se formulant dans l’ombre lumineuse de l’à-venir de ce qui allait amener l’un des plus grands philosophes du XXe siècle à déployer, à travers la déconstruction, une critique radicale de l’onto-théologie conduisant à une politique du droit prenant en compte les pouvoirs comme différance du pouvoir.
Peter Sloterdijk, c’est la force de son livre, nous offre une série de décontextualisations et de recontextualisations de l’œuvre de Derrida en le pensant en pensant à lui, pour paraphraser sa formule d’ouverture. Commençant par mettre son œuvre en relation avec celle de Niklas Luhman, le père de la théorie générale des systèmes, c’est ensuite avec Freud, dont nous sommes encore loin d’avoir estimé tout l’impact sur les frayages de la déconstruction, qu’il inscrit le fait qu’être juif n’aura toujours été possible qu’en incarnant l’Égypte. Vient ensuite le Thomas Mann de Joseph et ses frères, ceux que Sloterdijk appelle les « Austro-Égyptiens habsbourgeois », relayé par Franz Borkenau et sa macro-histoire, l’œuvre du premier étant conçue comme « prophète du phénomène Derrida » et le second comme permettant d’éclairer son lien à l’immortalisme égyptien et à l’immortalisme chrétien. Régis Debray, avec son mélange de théologie et de médiologie historique, soulève la question de la transportabilité, essentielle au mythe de départ du peuple juif et au concept du « survivre » qui s’y rattache. On comprend alors la convocation de Boris Groys et sa Politique de l’immortalité, laquelle nous introduit au trajet menant des spectres de Derrida aux momies réelles de notre civilisation. Mais tout juste avant, les majestueuses pages de Sloterdijk sur Hegel auront dévoilé à nouveau que le matérialisme ontosémiologique de Derrida aura puisé sur la pyramide, signe des signes. Ce pour quoi, peut-être, Sloterdijk, se remémorant le moment de la mort de Derrida, en octobre 2004, écrit : « J’eus l’impression de voir un rideau tomber devant moi ». Oui, le radeau de pierres des chambres funéraires.