La littérature québécoise a enfin son Don DeLillo, qui se situerait entre Underworld et Mao II, entre les connexions paranoïaques d’un univers mémoriel préfabriqué et les lubies d’un écrivain qui voit les possibilités et les horreurs de chaque récit qui s’agglomère aux autres. Ce n’est pas que la littérature québécoise ait besoin d’un Don DeLillo ni que Pierre Yergeau copie le grand romancier étatsunien avec Conséquences lyriques, paru chez Québec Amérique après une longue collaboration avec L’instant même. C’est que la prose décalée, épiphanique, simple et sentencieuse de l’écrivain québécois fait écho à « l’intellectualisme populaire » qui caractérise DeLillo. En effet, à travers le récit de divers personnages qui arpentent Los Angeles et qui dressent la cartographie des angoisses et des fixations contemporaines (obésité, paranormal, musique, beauté, construction d’avatars du réel, mémoire démultipliée et stockée), Yergeau crée un suspense sans aventure, une tension qui tient non pas dans les frissons, la violence, la morbidité, autant d’éléments pourtant présents, traités toutefois de biais, mais s’appuie plutôt sur le ludisme propre à l’art de narrer.
Grâce à sa capacité à inscrire les détails significatifs tels ce jet de pisse ayant une trajectoire scindée, à sa faconde ironique où les dialogues semblent flotter au-dessus du récit, à sa maîtrise de nombreuses trames narratives qui s’entrecroisent par des récurrences sans se croiser pleinement, à sa manière de construire des personnages par touches ambiguës et par réminiscences, l’auteur de Conséquences lyriques cherche à épuiser les logiques et les possibilités du récit, tout en montrant que chacun est constitué d’histoires propres, mais façonnées par autrui, qui déterminent les masques sociaux à porter. Ce roman polyphonique, qui insiste sur les mémoires construites, les jeux de représentation, sur le caractère flou de notre propre trame dans un monde « virtualisé » de toutes parts par l’informatique, les connexions, les médias et la publicité, est un vrai bijou. Il s’empare du lecteur, le fait fléchir sous le poids d’histoires opaques qui deviennent la sienne, tant les échos de chacun dépassent la simple anecdote pour arracher les fragilités qui résident en nous. Les conséquences lyriques, ce sont ces prolongements incessants des histoires qui nous occupent, ces avancées du discours qui nous meublent et nous reconfigurent dans le monde. En les présentant ainsi dans leur multiplicité, autour de personnages à la fois caricaturaux et complexes, en suspendant les détails pour les répercuter dans l’imaginaire de chaque personnage, en mettant en jeu l’idée même du récit par ces bifurcations narratives qui décomposent les histoires et forcent le lecteur à s’interroger sur son récit et sur la suite du roman, Yergeau compose une œuvre âpre et vertigineuse, une des meilleures réussites des dernières années. Un vrai tour de force.