Le portrait est net, stylisé, crédible. Camus y apparaît avec sa quête et ses fragilités, sa pureté morale et ses errances affectives. Toujours, il doutera de ses dons d’écrivain, sans jamais obéir aux courants dominants. Brièvement communiste, il défroquera dès la révélation du goulag stalinien. Il combattra aussi âprement l’impérialisme de source libérale. Il cherchera donc, rejeté par un Paris ravagé et pourtant sans mémoire, une impossible troisième voie. Biographe pénétrant, Virgil Tanase insiste sur cette solitude.
De santé peu fiable, Camus s’étiole à Paris et ne revit que dans le pourtour méditerranéen irrigué de soleil. Oran, Tipasa, Florence, Rome, Athènes cicatrisent les plaies ouvertes par les intrigues parisiennes. Sartre est au cœur d’une agitation métropolitaine que Tanase pourfend : « Très doué pour se mettre en évidence, avec des airs de gourou et un jargon qui impressionne les novices, Sartre passe déjà pour un des esprits les plus brillants de sa génération. […] Son talent de vulgarisateur lui vaudra l’admiration des chansonniers et leur popularité, acquise avec des mièvreries, offrira au philosophe la gloire des produits de consommation courante ».
Lui-même homme de théâtre, Tanase met en exergue la relation de Camus avec la dramaturgie. On savait que Camus progresse sur trois fronts : le roman, l’essai, la pièce de théâtre ; on sait mieux, grâce à Tanase, comment Camus mène la négociation entre le texte, l’acteur, la mise en scène. S’explique ainsi un mystère : tandis que les livres de Camus entament malaisément le blindage du milieu littéraire, la pièce construite à partir du Requiem pour une nonne de Faulkner connaît 600 représentations.
Les activités médiatiques de Camus reçoivent elles aussi un éclairage neuf. Camus n’est pas, dit Tanase, un journaliste. L’actualité lui importe peu. Son rôle est ici d’ouvrir la réflexion morale sur les valeurs que l’histoire néglige. Dans ses éditoriaux, Camus cherche en écorché vif, compris de René Char, de Martin du Gard et de quelques fervents, une voie mitoyenne entre la voracité des Lazareff et la langue de bois du militant Aragon. Il apprend à « se laisser humblement porter par une histoire réelle, celle d’une lignée de pauvres qui passe par lui ». Pas plus la France que l’Algérie ne comprendront à temps que sa sympathie ne va pas à l’un des nationalismes rivaux, mais aux humbles des deux cultures.