Dix ans après la réunification des deux Allemagnes, Régine Robin se promène dans Berlin et part à la rencontre des fantômes de son passé. Les fantômes sont ici les ombres du nazisme, les avatars de la mémoire d’Auschwitz et de la honte nationale. Le spectre de l’histoire structure ce récit que l’auteure définit comme une « flânerie sociologique ».
Elle nous parle d’abord de son rapport à la langue allemande, une langue qui reste pour elle une langue secrète, à la fois intime et cachée, marquée par l’interdit familial d’origine juive et polonaise, Régine Robin a perdu 51 membres de sa famille dans les camps nazis. Berlin, c’est aussi sa rencontre avec Ernst, l’ami qui n’est jamais parvenu à assumer le fait d’appartenir à un peuple de tortionnaires. Ernst s’est suicidé en 1979 et depuis ce jour-là, il y a plus de vingt ans, Régine Robin n’a cessé de s’interroger : comment et pourquoi se souvenir de la Shoah ? Faut-il construire des monuments à la mémoire des victimes ? Et que fait-on de la mémoire des vivants ? Un événement comme celui du génocide de près de six millions de juifs peut-il faire l’objet d’une représentation quelconque ?
Les productions télévisuelles de la fin des années 1970, l’historiographie de l’après-guerre à nos jours, l’aménagement urbain de Berlin après la chute du Mur, des films, des textes littéraires, des happenings, sont autant de matériaux qui permettent à Régine Robin de distinguer trois formes de mémoire : une « mémoire répétition », une « démémoire » et une « mémoire-interstitielle » sont à l’uvre depuis 1945, dans l’espace et dans le temps allemands.
La « mémoire répétition » est celle du devoir de mémoire de l’extermination des juifs par l’Allemagne nazie, celle du devoir de commémoration ; elle s’exerce dans la compassion et produit un récit officiel, figé dans un musée ou dans un monument. La « démémoire » est une mémoire qui cherche à se rattraper, qui assume le passé en s’en détournant, qui révise, qui efface les traces du passé ; c’est une mémoire recyclée, revue et corrigée, amnésique. La « mémoire-interstitielle » est une contre-mémoire comme on parle d’une contre-culture et une mémoire de proximité ; elle combat l’amnésie en intégrant dans son récit de l’impossible à dire et à représenter ; elle dérange, déstabilise, réactive le souvenir au quotidien, fait travailler la mémoire. Elle ne commémore plus, elle remémore.
Ces trois formes de « maîtrise du passé » modèlent l’espace public allemand, celui de Berlin en particulier, une ville « palimpseste » où tout est défait et refait en permanence. Ainsi, après la chute du Mur, Berlin Est, la communiste, a été victime d’une campagne de démolition systématique : on a déboulonné ses statues, on a transformé ses musées, on a changé le nom de ses rues, on a ridiculisé ses écrivains, stigmatisé ses intellectuels et assimilé leur culture à de la propagande, on a discrédité ses dirigeants et diabolisé ses institutions, on a dénoncé le totalitarisme comme le pire des crimes. Face à ce travail de démantèlement de la RDA, Régine Robin s’interroge : quelle crédibilité accorder aux historiens et aux hommes politiques de l’Ouest qui commémorent le massacre des juifs par l’Allemagne nazie et qui, dans le même temps, éliminent toute trace d’une autre culture, celle de la RDA et de sa tradition antifasciste ? Le devoir de mémoire bute ici sur un travail de « démémoire » : comme si, après une dénazification ratée ou partielle, l’Ouest se rattrapait sur la RDA pour en faire le bouc-émissaire idéal. Il ne s’agit pas pour l’auteure d’occulter ce que le fonctionnement de la RDA pouvait avoir de dérangeant, mais de mettre en garde contre toute forme de déni de mémoire.
L’essai de Régine Robin s’achève par la description de l’actuelle dynamique sociale allemande porteuse, dit-elle, de nouveaux modèles identitaires, pour les juifs et pour les Allemands. Elle note en effet qu’en dépit ou peut-être à cause de cette « démémorisation » massive de l’Allemagne, un contre-discours, des contre-monuments, de nouveaux dispositifs mémoriels, de nouvelles formes créatives de remémoration du trauma qu’il s’agisse du trauma de la Shoah ou du trauma du Mur ont émergé peu à peu. Une jeune littérature (re)dit la présence fantômale du Mur ; des installations de proximité comme celle des 400 machines à laver le linge, installées au centre de Berlin en 2000 dénoncent le lessivage des mémoires ; de déroutantes expositions dans les rues ou dans les cours d’immeubles obligent les passants à se souvenir de la Shoah et à réagir ; ou encore, autre bel exemple de remémoration, l’idée d’Esther Shalev-Gerz qui proposait d’inscrire le nom des bourreaux plutôt que celui des victimes sur les monuments consacrés au génocide juif. En s’attachant à représenter la perte, l’impossible à dire et à représenter, ces artistes contemporains affichent une volonté inédite et prometteuse de délier l’avenir sans oublier le passé
Ce livre n’est pas seulement un beau travail d’historien, c’est un mémorandum personnel. Le biographique, le fictionnel, le visuel (un cahier de photographies se trouve au milieu du volume) se mêlent au théorique et font de ce récit un texte à la fois dense et attachant. Les idées s’y bousculent, on s’y perd quelquefois, on revient en arrière puis on poursuit la lecture et on ferme le livre, avec la nette impression d’être beaucoup plus clairvoyant.